• Nous petit-déjeunons, une fois de plus légèrement, au bar de l’hostal : un grande café1 et un biscuit. La note est un peu salée, repas et petit déjeuner compris, et le prix de la chambre n’est pas celui annoncé, quatre cents pesetas de plus !
    L’hôtelier m’explique que c’est le prix du parking pour nos vélos ! Il ne lui appartient pas ; « ¡ y a mí, me lo facturan ! »2. Décidément, ils ne sont pas sympa dans le quartier ! Nos vélos, contre le mur, n’ont pourtant pas pris la place d’un véhicule.
    Bien contents de les retrouver tels que nous les avons posés ; nous nous empressons de les charger, pour quitter au plus vite la ville et son misérabilisme, fuir ses turpitudes. La campagne est là, toute proche, et bien moins corrompue.
    Ce matin, pas de problème pour se réveiller, nous revoilà sur la route à huit heures et quart. Nous laissons une petite ville pour une plus grande, la plus grande ville étape de notre voyage, après Granada.
    Notre direction est, moyennement parlant, toujours ouest, comme hier, mais cette fois avec une légère inflexion sud.
    Avec un indicible plaisir, je retrouve la campagne, le soleil est au rendez-vous.
    La CM4014 est une ligne droite de douze kilomètres, plate, bordée de deux liserés fleuris de bleu, entre terres labourées ou semées de céréales. L’entame de cette journée est extra. Nous mangeons ces jours-ci beaucoup de notre pain blanc. Le parcours de ce matin devrait être celui d’un plat pays.

    Nous sommes sur la Meseta méridionale, vaste haut plateau ; monotone. Nous allons à une bonne allure, sous un ciel limpide.
    Yepes est posée en plein milieu de notre route, là-bas au loin, au bout de cette longue ligne droite. C’est l’impression que l’on a ; son haut clocher domine le village qui semble vouloir nous faire barrage.
    L’agglomération paraît toute petite autour de la majestueuse église. Nous n’y entrons pas, nous bifurquons juste avant, par la CM4005, pour Huerta de Valdecarábanos. Ce village se loge au fond d’un léger creux, nos vélos s’y précipitent.
    Nous étions sud, nous changeons de route et de direction. Après la 4005, nous prenons la 4006 vers l’ouest. Elle nous emmène, tout droit, à Villasequilla de Yepes, village laid, sale, pas entretenu.
    Avant le village, une ligne de chemin de fer a fait grimper la route, pour bien se faire voir ; c'était la ligne Madrid-Séville, ligne plus importante que celle d’hier, nous avons surplombé deux voies.

    Le paysage est maintenant légèrement vallonné et plus sec. Les chardons prolifèrent, il y en a de pleins champs. Des oliviers, malgré une terre qui est devenue grise, une terre ingrate, poussent ça et là, ainsi que quelques vignes. La Mancha porte bien son nom ; à l’origine, le mot arabe « manxa » signifie « terre sèche ».

    1- un grand café
    2- et à moi, on me le facture !


    Très loin sur notre gauche, au sommet d’une hauteur, nous apercevons la ville de Tolède ; nous en sommes pourtant à une trentaine de kilomètres. Malgré le flou, on distingue la masse énorme d’un palais.
    Je suis déjà à Tolède, dans une légère descente, lorsque des grands cris à l’arrière me ramènent à la réalité. « Je me suis fait piquer ; vite, il faut enlever le dard ! ». Stéphane qui a des problèmes d’allergie, on l’a vu pour les oreillers, panique.
    Plus de peur que de mal ! Il n’y a pas de dard, pas de piqûre, c’est simplement le choc d’un insecte ; il a cru s’être fait piquer et comme les guêpes sont sa grande appréhension… Il m’a fait peur, aussi, le bougre !

    Nous rejoignons la N400 que nous avions empruntée de Tarancón à Ocaña. Entre temps, elle, elle est passée par Aranjuez et se dirige comme nous vers Toledo ; nous en sommes à une quinzaine de kilomètres. Cette nationale, ici, est en moins bon état que la petite route qui nous a amenés à elle. Elle devient, à sept kilomètres de la ville, voie rapide à deux fois deux voies mais nous avons toujours notre piste large d’environ deux mètres, et le trafic n’est pas dense. Tolède est devant nous.
    La circulation s’intensifie mais sans trop ; il n’est que dix heures trente. J’avais envisagé, en étudiant la carte, quitter la nationale avant cette portion de voie rapide mais la petite route parallèle, sur notre droite, nous l’avons loupée !
    Nous laissons la N400 au Puente de Azarquiel, pont sur el Tajo1, pour prendre la Carretera de Circunvalación2 ; et là, ça devient compliqué pour les deux frêles embarcations que nous sommes dans le flot de véhicules. Plus de place pour nous, la piste vélo a disparu ! Nous sommes contraints, à maintes reprises, pour ne pas prendre de risques et éviter d’être une gêne, de grimper sur ce qui semble trottoir et de marcher à pied ; et ça monte !
    Il est dix heures quarante-huit et la température est de vingt-six degrés, nous révèle un gros afficheur.
    Le bâtiment massif qui se détachait tout à l’heure, c’est le palais de l’Alcázar ; il domine majestueusement la cité, cité dont le Cid Campeador fut le premier gouverneur.
    La Ronda del Granada3 nous conduit à la Puerta Nueva de Bisagra4 ; le passage est d’époque, pas très large, mais l’encadrement est monumental. Les deux tours rondes qui font face à la route de Madrid, encadrent un gigantesque écusson impérial, Charles Quint est passé par là. Décidément, il a apposé son estampille partout, celui-là ! Charles le cinquième, empereur du Saint Empire romain germanique, a été, entre autres pays, roi d’Espagne durant quarante ans…
    Nous n’entrerons pas par cette porte, nous poursuivons jusqu’à la plaza d’Alfonso VI, il y a une nouvelle porte, la Puerta Antigua de Bisagra5. Alphonse VI, roi de Castille et autres, conquit Tolède sur les Arabes et en fit sa capitale ; sous son règne, vécut le Cid, celui qui inspira Corneille.
    Nous redescendons la butte de Tolède par le Paseo de Recaredo. Maintenant, en longeant ces murailles, si nous continuons, nous allons nous retrouver au niveau du Tage, au Puente de San Martín, et il nous faudra tout remonter !


    1- le Tage
    2- le boulevard périphérique
    3- Boulevard extérieur de Grenade
    4- Nouvelle Porte de Bisagra
    5- Ancienne Porte de Bisagra


    Tolède est au sommet d’une éminence, logée dans un méandre du fleuve qui roule ses eaux verdâtres au fond d’un profond ravin.
    Erigeront-ils une porte au niveau de la plaza San Juan de Los Reyes1 pour les deux cyclos français qui pénètrent aujourd’hui dans la ville ?
    Calle de los Reyes Católicos2, nous longeons un imposant monastère.
    J’ai les coordonnées de cinq hostal , pensión, fonda ou posada ; ce soir, nous serons Tolédans. Au bout de la rue, finalement nous sommes pratiquement en bas de Tolède, versant sud ; nous remontons par la calle San Juan de Dios3. La carte que m’avait envoyée l’office de tourisme – que nous avons vu Puerta Nueva de Bisagra – nous est bien utile. En haut de cette rue, nous passons devant le musée du dénommé El Greco, de son vrai et moins connu nom, Domenico Teotocopulos, qui explique le premier ; un des grands de la peinture espagnole.
    L’hostal Descalzos, calle Descalzos, un peu plus bas sur la droite, est fermé. Nous nous dirigeons vers le centre ville où se situent trois des hébergements que j’ai relevés. Dans une étroite ruelle, pas très loin de la cathédrale, au dix-neuf de la rue Nuncio Viejo, je grimpe au troisième étage ; il y a là la pensión Nuncio Viejo que j’ai notée sur ma feuille de route, à un prix convenant à notre bourse. Stéphane monte la garde auprès des vélos. Une jeune fille m’ouvre, très charmante, tout sourire ; elle est en train de faire le ménage, le sol est humide ; je reste sur le palier. Sa mère s’est absentée, elle ne peut me confirmer le prix mais elle m’indique qu’il y a une chambre disponible con dos camas4. Je redescends porter la bonne nouvelle.
    L’immeuble comporte une petite cour intérieure, un patio, où nous pourrons laisser nos montures.
    Il est douze heures quinze, nous voilà tranquilles, après quelques kilomètres de cheminement à pied qui nous ont permis de faire connaissance avec Toledo. Mon compteur affiche, pour ce matin, soixante-cinq kilomètres alors que la distance d’après la carte n’est que de cinquante-neuf. L’erreur est juste !
    Le patio embaume, la boutique d’un marchand de fleurs a une porte qui y accède, et la fleuriste qui est en train de déballer sa marchandise, doit manquer de place à l’intérieur ! Le carrelage est impeccable ; les azulejos 5 qui montent un peu plus haut que le bas des fenêtres du rez-de-chaussée, sont de toute beauté. Mon vélo est aux anges, appuyé sur ces carreaux de faïence émaillés bleus, blancs, oranges ; au frais, entre des plantes vertes ; je ne résiste pas, je le fixe sur ma pellicule.
    Là-haut, les dalles du sol doivent être sèches, nous allons prendre possession de notre logement. La pensión est très bien tenue. La salle de bains et les toilettes sont à l’étage. Notre chambre donne dans la rue, la fenêtre s’ouvre sur les toitures des maisons d’en face, couvertes de vieilles tuiles rondes beiges et de moult antennes de télévision ; le ciel castillan est limpide.

    Il est un peu tôt pour aller manger, j’en profite pour me mettre à jour et prendre de l’avance en ce qui concerne la lessive ; elle aura tout l’après-midi pour sécher, suspendue dans l’embrasure de la fenêtre.


    1- place Saint Jean des Rois
    2- Rue des Rois Catholiques
    3- rue Saint Jean de Dieu
    4- avec deux lits
    5- carreaux de revêtement mural, en faïence émaillée, fabriqués en Espagne


    Notre pensión ne fait pas la comida le mercredi, c’est le jour maigre de la semaine. Nous déjeunons, con el plato de la casa1, dans un bar proche de notre dix-neuf, rue Nuncio Viejo. Je goûte à ma première sandía2 de l’année, elle est à point.

    Sachant que les commerçants ont, à cette heure-ci, fermé et qu’ils ne rouvriront pas, je pense, avant seize heures, nous regagnons le dix-neuf. Nous continuerons notre visite de la ville un peu plus tard et je tâcherai de trouver un vélociste, il doit bien y en avoir un ici !
    Stéphane s’allonge, dans sa position favorite, sur le dos, les yeux fermés, le casque sur les oreilles, relaxe.
    Je vais mettre à profit ce temps pour vérifier ma machine et réparer enfin la chambre à air percée depuis le Grau-du-Roi. Le patio est net, la fleuriste a rentré ses fleurs.
    Je ne laisse pas Stéphane faire une longue sieste, nous allons baguenauder dans les rues avoisinantes. La cathédrale n’est pas loin, mais c’est bien dommage que l’entrée soit payante ! Une grande tour lui a été rajoutée sur sa façade occidentale. L’Alcázar n’est pas très loin non plus, il est sur le bord est de la cité. Alcázar est le nom donné aux palais fortifiés des rois maures d’Espagne ; celui-là a été maintes fois détruit, dernièrement lors de la guerre civile.
    Ce sont les Romains qui ont fait de Toletum une cité fortifiée, appréciant le point stratégique et sa position au centre du pays, avantages déjà appréciés par les Grecs. Les Wisigoths détruisent le palais, puis le reconstruisent ensuite ; les Arabes le renforcent plus tard. C’est depuis cette dernière époque que Tolède est renommée pour ses armes blanches, ses cuirs et ses aciers, notamment ses objets damasquinés en acier incrustés de fils d’or ou d’argent. L’Alcázar est fermé cet après-midi ! Cela explique le peu de fréquentation à ses abords.

    Il doit être l’heure pour les commerces d’ouvrir et donc ceux qui concernent les cycles. Un Tolédan m’indique les Deportes Bahamontes 3, plaza de la Magdalena.
    Bon sang mais c’est bien sûr, et c’est à deux pas !
    Federico Bahamontes, alias « el águila de Toledo »4, vainqueur du Tour de France en 1959 et six fois meilleur grimpeur ; il est là !
    Il a soixante-douze ans aujourd’hui. Les ingrédients que l’on mettait dans son sac, il y a une quarantaine d’années, n’ont pas eu d’effet néfaste sur l’homme. Récemment interviewé, à la question « Qu’y a-t-il aujourd’hui dans la musette des cyclistes ? », il répondait : « Je peux répondre sur ce qu’il y avait dans les nôtres, à notre époque ; c’était un quart de poulet froid, huit ou dix prunes noires, des figues sèches, des raisins secs, une paire de bananes et des pêches aigres-douces. » Il lui arrivait, adolescent, de monter depuis son atelier de la rue Honda, jusqu’à l’observatoire, son petit neveu sur le dos.
    Elle est bien là, la boutique, mais elle est fermée ! Les Deportes Bahamontes n’ouvrent qu’à dix-sept heures. Les rideaux ne sont pas tirés devant les deux grandes baies vitrées ; plein de deux roues à l’intérieur, d’un côté des engins motorisés, de l’autre les bicyclettes. Au-dessus des stores baissés, on a gravé dans la pierre, en énormes lettres majuscules, le nom du champion.


    1- avec le plat de la maison
    2- pastèque
    3- Sports Bahamontes
    4- l’aigle de Tolède


    Je vais récupérer mon vélo, notre pension est toute proche.
    Jusqu’à dix-sept heures, soit pendant trois quarts d’heure, nous poireautons sur la terrasse du bar d’en face ; la plaza de la Magdalena est une placette. Je guette l’arrivée du proprio, en faisant un peu de prose sur quelques cartes postales. Je donne de nos nouvelles à José, au dos d’une Tolède enneigée…
    Les voilà ; un monsieur cravaté et une dame qui ouvrent la grille de la porte d’entrée, ils sont à l’heure. Je ne reconnais pas le champion, il doit avoir un gérant… je ne verrai pas Federico. Le patron me dit d’entrée qu’ils n’ont pas de mécanicien, ils font seulement la vente, par contre, il vient voir de quoi il s’agit précisément et m’indique las bicicletas Moreno1.

    Il faut sortir des remparts par la Puerta de Bisagra (la Nueva), le magasin se trouve au début de la N401, après le pont.
    J’enfourche mon vélo, en tenue inadéquate puisqu’en tenue de ville et en sandales ; tant pis, il ne devrait pas y en avoir pour longtemps, « dos, tres kilómetros »2, m’a-t’il dit.
    Ça monte un peu jusqu’à la place triangulaire del Zocodover puis ça descend jusqu’à Bisagra et avant le pont de Azarquiel qui nous a vu rentrer ce matin, ça devient plat. Tout cela, tantôt sur mon vélo, en serrant les fesses, tantôt en marche à pied, puis il suffit de passer le pont sur le Tage, les établissements Moreno sont juste là. Une dame m’accueille, c’est la patronne, et je n’ai pas plus de chance ici, en bas, en banlieue, qu’en haut, en centre ville. Elle est seule ; les mécanos, ses deux fils, sont absents, ils sont partis en Catalogne pour une épreuve cycliste !
    Je vais me le résoudre tout seul ce problème de pédalier ! Puisque le bruit est dû au léger frottement du petit plateau sur le tube horizontal, et qu’une réparation importante comme la dépose des plateaux et de l’axe puis remontage en augmentant l’écartement, ne pourra être faite faute de mécanos et faute des outils pour ce qui me concerne (quoique même avec les bons outils…), je vais annihiler le bruit, comme l’avait fait, sans le savoir, le vélociste de Puigcerdá.
    Je demande à la dame, au demeurant très aimable, de la graisse ; je ne connais pas le mot en espagnol, je commence par « aceite »3 puis au petit bonheur la chance, je tente « grasa »4. Et c’est ça, c’est le bon mot ! Elle me donne une toute petite boîte plastique ronde d’à peine trois centimètres de diamètre et qui contient deux petits pois de graisse. C’est parfait pour ce que je veux faire ! Elle n’a aucune idée du prix, aussi, c’est un cadeau ! Elle est navrée de n’avoir personne pour me dépanner ; elle m’a proposé de faire appel à quelqu’un, ce soir, qui viendrait après son travail…
    Je fais tout de suite l’essai, j’enduis d’une lichette de graisse la trace faite sur le tube et légèrement, sur quelques points, la surface interne du petit plateau qui effectivement passe bien ras du tube. Je vais essayer ce remède provisoire ; s’il faut en remettre, j’en ai suffisamment dans ma boîte.

    En remontant vers la cité, je n’ai pas l’occasion d’entendre de « tic-tic ». Pour éviter d’avoir à trop forcer, avec mes sandales légères et sans cale-pieds, j’utilise pourtant le petit plateau, mais la montée sur Tolède n’est pas suffisante pour tirer déjà des conclusions.

    1- les bicyclettes Moreno
    2- deux, trois kilomètres
    3- huile
    4- graisse


    La copie du plan de la ville que j’ai gardée avec moi me rend bien service. Tolède n’est que ruelles étroites, soit montantes, soit descendantes, toujours biscornues. Toutefois, les monuments, tellement colossaux, imbriqués parmi les habitations, permettent de se repérer.
    Dans les rues les plus centrales, sont tendues, à six ou sept mètres de haut, des bâches. Elles sont fixées soit à même les murs, soit attachées aux balcons des appartements, à l’aide de cordes. Leur teinte beige est dans le ton des pierres des constructions et elles sont fort utiles. Sont-elles posées là pour préserver la tête des habitants ou bien celle des touristes ?
    La cité en est envahie de ces touristes, en cette mi-juin, surtout de Japonais. Les cars qui les amènent doivent les déposer Puerta de Bisagra ou Puerta de Alfonso VI. C’est une chance que la ville soit protégée par des remparts…

    Mon vélo retrouve son mur d’azulejos ; celui de Stéphane n’a pas bougé, son maître non plus, il a réintégré la pensión après l’épisode Bahamontes.
    Comme il est encore tôt pour un après-midi espagnol, nous optons pour une nouvelle flânerie dans le dédale des vieilles ruelles qui nous entourent. Une flânerie intéressée, nous descendons vers le côté sud de la ville, du côté de la boucle que forme le Tage. Plaza Santa Catalina, je scrute le Sud ; en bas, la colline tombe à pic sur le fleuve. Le Seminario, légèrement sur notre gauche, surplombe. Une autre colline, au moins aussi haute que la nôtre, se dresse en face. Une petite route y grimpe, qui semble plutôt raide. Est-ce la route qui mène à Cobisa, le premier village de notre étape de demain ? Bien plus loin, on voit pointer des monts, los Montes de Toledo1.
    Pour éviter de quitter Tolède par la nationale, j’ai repéré une petite route qui la rejoint une dizaine de kilomètres après, le problème c’est qu’elle démarre du boulevard périphérique, côté sud. Je me renseigne pour savoir s’il n’y a pas un moyen plus simple pour nous de l’atteindre ; les ponts ne sont pas nombreux pour franchir le Tage et il est hors de question de faire le tour de la ville sur le périphérique. Personne, parmi mes trois interviewés sur la plaza Santa Catalina, ne connaît Cobisa ! Personne ne sait m’expliquer ; ce sont pourtant des gens du coin.
    Nous aviserons, la nuit porte conseil.

    Lors de nos pérégrinations de l’après-midi, nous avons pu repérer pour ce soir des platos combinados2 intéressants, dans une rue de notre quartier, parallèle à Nuncio Viejo.

    Le bar est petit, tout en longueur ; d’un côté, la partie comptoir, étroite ; de l’autre, une rangée de petites tables, et au fond, perchée, la télé.
    Côté bar, le barman avec quatre Tolédans réunis, au bout, sous la télé et au milieu, perché sur un haut tabouret, un homme blond, bien mis, portant blazer beige, très « british », la cinquantaine ; côté tables, en milieu de salle, deux cyclos français qui s’apprêtent à dîner.
    A la télé, c’est l’Euro 2000 ; l’Italie et la Belgique s’affrontent sur l’ancien stade du Heysel à Bruxelles, stade rebaptisé depuis le drame de 1985 stade du Roi Baudouin.
    A chaque action dangereuse belge, le blond Tolédan pousse un cri strident, mi-cri, mi-gloussement ; l’homme est éméché mais sans signe apparent d’ivresse, il consomme une bière.

    1- les Monts de Tolède
    2- assiettes variées


    Il remet ça, son curieux borborygme, dès que les Belges approchent les buts adverses.
    Cela dure, d’autant que les Belges menés un à zéro depuis la sixième minute, malmènent leurs adversaires. Les quatre clients qui conversent avec le tenancier commencent à être agacés, marquent une pause, se regardent mutuellement ; le patron fronce les sourcils et prend son masque le plus contrarié.
    L’homme au blazer hurle, en fait, de déception, chaque fois que les tentatives belges échouent contre les défenseurs italiens ; il est désappointé de ne pas voir les Diables Rouges égaliser.

    La mi-temps arrive, le score est inchangé. Pendant le quart d’heure de publicité, chacun vaque à ses occupations. Au moment où le match va reprendre, le barman change de chaîne… Ronchonnement du client sur son tabouret qui ne tarde pas à réclamer, en demandant à ce qu’on remette el partido1. Le tenancier lui répond qu’il n’en est pas question, que son comportement est anormal ; lui, pense sans doute à la gêne causée à ses clients. Les invectives fusent de chaque côté du comptoir. Le client lésé menace d’appeler la Guardia Civil pour qu’on lui remette el partido.
    L’autre n’en démord pas ; pas de match !
    Lui, n’a rien fait de répréhensible, il exige le match ; « ¡ Usted es un sinvergüenza ! »2.
    Et le voilà qui déballe ; il s’en prend à un certain Mussolini et à sa dictature, il emmerde tous ses coreligionnaires et met les franquistes dans le même sac !
    La trame se dénoue, voilà pourquoi les Azzurri n’ont pas sa faveur…

    Entre temps, alors que pleuvent les insultes, des clients sont entrés ; mais à peine attablés, ils se sont relevés et ont regagné la sortie, plus vite qu’ils ne l’avaient prévu certainement, en maugréant je ne sais quoi sur le pas de la porte, dépités d’avoir choisi cet établissement peu recommandable…
    Le blond espagnol, qui maintenant a l’air de s’être fait une raison, lâche le barman qui n’en peut mais et se dirige vers la porte en vociférant :« Si vous êtes des franquistes, je vous emmerde ! », et il pointe le majeur de sa main droite en l’air. Il se ravise brusquement, une rapide volte-face, et revient vers la banque : « Si je n’ai pas la télé, je veux une autre bière ! ». L’autre refuse de le servir. A nouveau, des invectives de part et d’autre, et puis un dernier « ¡ Usted es un sinvergüenza ! » ; l’irréductible client finit par céder, il s’en va.

    Les cyclos, imperturbables, affairés à leur plato combinado, sont de ce fait, privés d’un match intéressant.

    Un nouvel arrivant dans le bar, celui-là est anglais et celui-là aussi dans un état d’ébriété avancé. Pas veinard le barman, ce soir !
    La soirée s’annonce gaie, le spectacle permanent…

    Il demande una cerveza et una hamburguesa con queso3 mais sin queso4 ! Il est assis au bar, à la place de l’agité qui vient de sortir. Son hamburger arrive ; une pièce énorme ! Il est bien embarrassé avec ce monument, qui fait une dizaine de centimètres d’épaisseur.

    1- le match
    2- Vous êtes une crapule !
    3- un hamburger au fromage
    4- sans fromage


    Il défait la partie supérieure, enlève tomates et asperges. Si la mayonnaise, en principe monte, là, elle tombe, car la tartine qu’il a soulevée en est pleine ! Il en tombe sur son pantalon, il en tombe sur le sol où jonchent déjà moult détritus, comme devant tout comptoir de bar en Espagne, quoique sur ceux-ci, de plus en plus, sont fixées de petites poubelles. Il ne s’en est pas rendu compte de suite, vu son état, mais maintenant qu’il en a plein les mains, de mayonnaise, de salade, il dépose tout dans l’assiette et maintient ses doigts écartés en l’air, hébété. Il saisit son assiettée et se précipite sur la table la plus proche. Il a dû faire fonctionner le peu de raisonnement qui lui reste, maintenant, il a l’air moins débordé et puis il a à disposition un bloc de mini-serviettes en papier.
    Il y a une demi-heure que l’anti-franquiste est parti ; le barman change de chaîne et remet le match, il ne doit rester qu’une dizaine de minutes à jouer. Il n’y en a pas deux de passées que revoilà l’autre qui entre en trombe et qui débite un tas d’injures sur le malheureux serveur. Celui-ci devient blême, se précipite au fond de la salle et saisit un téléphone portable, il appelle la Guardia Civil. L’autre n’insiste pas outre mesure et s’en retourne. Il devait attendre et espérer cet instant dans la rue pour pouvoir faire une entrée fracassante, histoire d’avoir le dernier mot.
    Le barman raccroche, sûrement avant que quelqu’un n’ait décroché à l’autre bout…

    Malgré les assauts des Diables Rouges, la Squadra Azzurra a aggravé le score. L’Italie gagne deux à zéro et assure sa qualification. Nous ne verrons pas la déconvenue de notre ami anti-nationaliste que la peur du gendarme a cette fois fait s’éloigner.

    Les deux cyclos français terminent leur bocadillo commandé en supplément et leur deuxième cerveza.
    Lorsqu’ils sortent du bistroquet, deux des quatre Espagnols du fond les interpellent, en simulant le geste de quelqu’un qui prend une photo ! Le plus âgé des deux cyclistes revient sur ses pas , il a oublié son appareil photographique ! Il l’avait déposé sur un rebord de mur en surplomb de la table; sous l’appareil, il y a son portefeuille ! Il lance, en repartant : « ¡ Muchas gracias, señores ; sin embargo, nosotros no estamos borrachos ! »1.

    Lorsqu’ après dîner, nous rentrons à la pension, les propriétaires, eux sont en train ; il est vingt-trois heures.
    La fille de la maison, ce matin, m’avait dit que sa mère passerait nous voir dans la soirée. A peine entrés, on tape tout de suite à notre porte ; c’est elle, une dame très sympathique ; telle fille, telle mère.
    Cet après-midi, elle a eu une grosse frayeur lorsqu’elle n’a vu qu’un seul vélo dans le patio, elle a cru qu’on nous en avait volé un, en l’occurrence le mien lorsque je suis parti à la recherche d’un vélociste ! Elle me recommande, chaque fois qu’on les laisse, de les attacher. Puis elle nous demande d’où l’on vient, où nous allons… si nous avons besoin de quelque chose.
    C’est la première fois que nous sommes autant interviewés sur notre voyage. Elle nous dit que mucha calor 2 nous attend en Andalousie.
    Je lui propose de régler la chambre ce soir car demain matin, nous avons fixé le départ à sept heures trente, heure bien matinale en Espagne.


    1- Merci beaucoup, messieurs ; pourtant, nous, nous ne sommes pas soûls !
    2- beaucoup de chaleur

    Le prix qu’elle nous demande est un peu plus élevé que celui que j’avais noté, quatre cents pesetas de plus, mais à trois mille neuf cents, pour le centre ville de Tolède, on s’en sort bien.
    Elle me fait un grand plaisir, elle trouve que pour un Français, je parle bien sa langue ; je pense que le compliment ne concerne que la prononciation.

    Nous avons fait relâche cet après-midi, mais peu de repos, beaucoup de temps perdu. Tolède est agréable et sympathique, le site incomparable, elle le serait encore plus avec moins de touristes… Mais que sommes-nous, nous-mêmes ?
    D’accord, on peut rentrer nos autocars dans les patios…

    En baguenaudant tout à l’heure, à la première papelería1, je me suis procuré un petit carnet, mon petit « note book » de l’ « Aeroflot » n’en pouvant mais, après dix jours de mes écritures. Lui, n’aura pas tenu la distance ! Je note mes impressions, lors d’une pause, sur la route (il est à disposition, avec l’appareil photo, dans la sacoche avant), dans les bars (je le prends avec moi ainsi que l’appareil), quand Stéphane prend sa douche, avant de m’endormir… toujours au grand étonnement de mon coéquipier qui se demande ce que je peux bien écrire. Je regrette bien souvent de ne pouvoir prendre des notes sur le vélo car les idées affluent, dans ces longs moments de solitude, ou bien je me remémore des sensations ou des observations de la veille ou même plus vieilles que je n’ai pas consignées… Alors, pour fortement les ancrer dans ma mémoire et m’en rappeler le moment opportun, je ressasse tout cela, en pédalant. J’ai dû laisser sur la route quelques souvenirs mal gravés…

    Demain, nous retrouvons les traces de Marie-Louise, nous déjeunons aussi chez Contreras. Du terme de sa journée, que nous allons pratiquement refaire, elle écrivait : « Aujourd’hui, le ciel visité par la grâce, inonde le site d’une lumière cristalline dont se parent avec bonheur les moulins. Le ciel et la terre sont en parfaite harmonie, et moi, j’ai du mal à quitter les lieux ».
    Elle m’incitait fortement à aller les voir, moi aussi, les moulins de Campo de Criptana.

    1- papeterie

     

    Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !

     Yepes, son haut clocher domine le village qui semble vouloir nous faire barrage.

     

    Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !

     

     

     

     

     

     

     

     Au pied de Tolède et de son Alcázar.                                          La Puerta Nueva de Bisagra.

     

    Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !

     

     

     

     

     

     

     

    Toledo, un patio, des azulejos, mon vélo.                Federico Bahamontes, "el águila de Toledo" !

     

    Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Une grande tour a été rajoutée à la cathédrale.                         Elle est proche de notre pensión.

     

    Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !Mercredi, 14 juin 2000. Et si on jouait les touristes !

     

     

     

     

     

     

               Plaza Santa Catalina, je scrute le Sud et demain.

     

     

     

     

     

     

     

    Dans le dédale des vieilles ruelles qui nous entourent.                                                                                                                     

     

     

     

     

     

     

     

     


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  • ...sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

     

    C’est la première fois, ce matin, que je ne me réveille pas à l’heure fixée. Si Stéphane est sous-alimenté, moi je suis en manque de sommeil. J’ai dormi tout mon soûl ou presque, cette nuit a été plus calme que la précédente. C’est la montre de Stéphane qui m’a rappelé à l’ordre. Il la programme pour qu’elle sonne un quart d’heure avant le départ prévu, qui est, en général, huit heures ; c’est le temps qu’il se donne pour se préparer.

    Aujourd’hui, pour ménager la peau de mes fesses, je vais expérimenter ; j’enfile un deuxième cuissard. Peut-être s’en porteront-elles mieux !

    Il y a quelques travaux dans l’hôtel ; les maçons ont attaqué un peu après notre réveil, la bétonnière tourne et les massettes tambourinent.
    Nous n’avions pas pris rendez-vous, mais le soleil est là, rayonnant, qui nous attend dans le jardin, lorsque nous sortons de notre chambrette.

    Nous allons prendre un petit déjeuner au bar qui est en face de l’hôtel. La télé turbine déjà. La météo annonce pleins soleils pour ce jour avec trente-deux degrés à Toledo – c’est notre étape de demain – et trente-trois à Granada, mais ça, c’est pour plus tard.
    Nous sommes mardi, cela nous fait huit jours de pédalage ; Grenade est programmée pour dimanche prochain.
    Hier, nous avons récupéré des kilomètres ; aujourd’hui l’étape prévue, qui doit nous mener à Villarubia de Santiago, n’est pas excessivement longue. Elle en fait cent quinze, le temps s’annonce beau, nous prévoyons d’ores et déjà de prolonger jusqu’à Ocaña qui ne se trouve que treize kilomètres plus loin et qui est une petite ville où on ne devrait pas avoir de problème pour trouver où loger.

    Notre route, au départ de Sacedón, sera sud. J’ai choisi la plus petite, la CM2000 ; d’abord, les petites routes sont les plus agréables et les plus tranquilles, et puis, celle-ci longe la mer… de Castille, sur dix-neuf kilomètres, jusqu’à Buendía. Stéphane, qui étudie tous les soirs, sur sa carte, l’étape du lendemain, m’a fait part hier de ses doutes sur la praticabilité de ma petite route. Pour le rassurer, j’ai questionné le serveur au dîner hier soir, celui-ci nous a dit qu’il se rendait souvent à Tarancón, où nous devons passer, et qu’il la prenait à chaque fois. Je me fais confirmer, ce matin, par le tenancier de notre bar, que c’est une bonne route. Elle est sud jusqu’à Tarancón puis tourne vers l’ouest pour gagner Ocaña.

    Nous laissons Sacedón à neuf heures quinze.
    Au départ, ce matin, comme depuis ces trois derniers jours, nos tubes de crème solaire resteront inutilisés.
    La route est belle, très légèrement vallonnée, elle longe la mer de Castille, qui est ce matin d’un bleu turquoise magnifique. Des pins nous séparent de l’étendue d’eau, nous roulons par moments à l’ombre de ceux-ci.
    L’humeur est guillerette, nous allons l’âme légère, la pédale allègre…
    Nous passons dans la province de Cuenca.
    Après Las Gaviotas, la route passe sur un barrage, entre deux hauts pitons. Un cours d’eau vient se jeter sur une centrale hydro-électrique. Le Tage alimente cette mer à son extrémité nord, lui, il en repart ; d’autres ríos, nombreux mais de moindre importance, l’approvisionnent sur toute sa longueur et terminent leur course là.
    Le plan d’eau est toujours près de nous, sur notre gauche ; maintenant, nous avons des hauteurs sur notre droite, la sierra de Altomira débute. Nous allons rouler à ses pieds pendant une trentaine de kilomètres, elle s’en va aussi vers le sud. De l’autre côté de ce massif, plus à l’ouest, sur la route de Guadalajara, se trouve le village de Pastrana. Selon le mail d’Ignacio qui avait répondu à mes questions sur le forum d’« alcarria.com », c’est un village qui vaut le détour ; il me disait : « Si pasaís cerca de Pastrana, no dejéis de ir a verlo. »1. Le problème, pour y passer, c’est ce long massif qu’il y a entre lui et nous ; aucune route ne le coupe. Ce sera pour une autre fois.
    Gracias por tu ayuda Ignacio2 (idelolmo.teleline.es).

    Après Buendía, la CM2000 se perd dans les terres, toujours parallèle à la filiforme sierra qui culmine aux alentours de mille deux cents mètres ; notre route, elle, était jusqu’à maintenant à huit cents. Et voilà qu’elle va prendre un peu de hauteur. Deux agents de la Guardia Civil 3, à la sortie du village, nous regardent passer ; ils n’ont pas grand chose à se mettre sous la dent par ici.
    « ¡ Hola ! ».
    « ¡ Hola ! ».
    Que peuvent-ils penser de mon casque, bien ficelé sur mon sac de couchage, une fois qu’on leur tourne le dos ?

    Le paysage change dans cette légère déclivité ascendante. Les oliviers réapparaissent ; de vastes terres cultivées, brunes ou blondes de blés, s’étalent sous le ciel du plus bel azur.
    Ce paysage, né de travaux humbles, est une merveille, une fresque ; je suis contemplatif. Par bonheur, nous avons emprunté cette route…
    Amis cyclos, si vous vous trouvez un jour dans les parages, venez vérifier.

    La déclivité a été brève, notre petite route devient plate. Le 42x15 me sied bien, sur de nombreux kilomètres ; je pédale à plus de vingt-cinq à l’heure, cela a l’air de convenir à Stéphane.
    Sur notre droite, tout prêt de la route, défilent des peupliers, des acacias, des genêts, quelques petits pins récemment plantés. Des joncs confirment, l’endroit est humide, nous traversons une petite cuvette. Du même côté, la sierra, assez proche ; sur la gauche maintenant, à proximité immédiate, un petit massif qui tombe à pic dans les prés.

    « Roger, si tu savais quel endroit giboyeux nous traversons ! »
    Nous faisons détaler, de tous bords, gibier à poil, à plume ; ça pullule, et quelles belles pièces ! Ici, c’est un éden pour tous ces animaux et la présence humaine ne doit pas souvent les incommoder.

    1- Si vous passez près de Pastrana, ne manquez pas d’aller le voir
    2- Merci pour ton aide Ignacio
    3- gendarmerie


    Après dix-sept kilomètres de nouvelle et agréable solitude, depuis Buendía, nous arrivons à Garcinarro, soit depuis Sacedón, trente-six kilomètres.

    Je m’en suis fait presque une amie une douce habitude
    Elle ne me quitte pas d’un pas, fidèle comme une ombre
    Elle m’a suivi ça et là aux quatre coins du monde
    Non je ne suis jamais seul avec ma solitude

    La route se partage ; sur la gauche, Huete, et légèrement à droite, Mazarulleque, notre direction. Le petit massif qui était sur notre gauche prend fin ici, à l’entrée du village. Nous passons le carrefour et près des premières maisons en pierres, nous picorons ; cette fois, ce sont les dernières miettes de nos petites provisions.

    L’idée des deux cuissards était bonne, j’ai moins souffert aux premiers contacts avec ma selle ce matin.
    Stéphane, cette fois – le soleil s’annonce fort – se pommade, avant de repartir. Les prévisions de la météo se confirment.
    Après Mazarulleque, notre orientation est légèrement ouest ; nous nous rapprochons de l’extrémité sud de notre sierra effilée.
    Nos vélos aussi se sont régalés sur cette CM2000 jusqu’à Garcinarro, tant le revêtement était impeccable. Il l’est moins maintenant. Nos embarcations sont un peu secouées. Chaque fois que la route m’en donne l’opportunité, je prends la position jockey parce que sur ce rugueux macadam, l’épaisseur des deux peaux de chamois n’est pas suffisante pour amortir les trépidations.
    Nous nous élevons vers la sierra finissante.
    Du crottin autour de nos roues, nous traversons Vellisca, petit village campagnard.
    Des terres labourées, semées, ondulent tout autour de nous. Entre deux petites collines, une légère élévation de la route, nous passons sur la ligne du chemin de fer Madrid-Cuenca. Notre chemin a croisé, en plusieurs occasions, les rails de la RENFE 1 ; chaque fois, un petit pont, avec un immense panneau qui indique quelle ligne est franchie.

    Sur une hauteur, à l’embranchement de deux carreteras, devant nous, je contemple un vaste paysage de campagne, majestueux ; je suis émerveillé comme un navigateur découvrant un nouveau continent.

    Nous laissons la CM2000 pour prendre sur la droite une petite route qui raccourcit, pour rejoindre la nationale 400 (Cuenca-Toledo) qui va nous conduire à Tarancón.
    Nous descendons en slalomant entre de gigantesques nids-de-poule. J’imagine que le serveur de l’hôtel Mariblanca qui nous a dit hier soir emprunter souvent cette route, doit continuer, lui, par la CM2000 qui rejoint la nationale plus à l’est ; il doit préférer se rallonger plutôt que de risquer de malmener ses quatre roues. Nous veillons aux nôtres non sans prendre le temps d’admirer à nouveau cette campagne qui nous entoure et ses champs de céréales. Là, les blés blonds sont maculés de rouge. Une nuée de coquelicots s’est abattue sur ces étendues dorées. Un vaste drapeau espagnol se déploie, sang et or.
    Dans le ciel bleu pur, deux traînées blanches se croisent. Des avions venus d’horizons opposés ont laissé dans leur sillage une trace maintenant évanescente.


    1- Red Nacional de Ferrocarriles Españoles (SNCF espagnole)


    Un canal d’irrigation aérien, peu élevé et construit en béton, traverse ces immenses cultures. La carte nous dit qu’il s’agit du canal de Trasvase, il vient de la mer de Castille.

    La belle N400 sur laquelle nous sommes, nous fait grimper entre des sapins, repasser sur la voie du chemin de fer, avant de nous offrir un plat salvateur que nous dévorons à près de trente kilomètres à l’heure. Les genoux montent et descendent, inlassablement, d’un mouvement régulier, millimétré. Au fil des journées de pédalage, nos mécaniques se sont rodées, nos jambes et la machine ne font plus qu’un ; nous avançons machinalement.
    Nous sommes encadrés par deux haies de chardons géants. Le matheux qui se trouve derrière moi me précise que les plus hauts dépassent les deux mètres.

    Au détour d’une courbe, une vision d’horreur, soudain, en bas, sur notre droite ; c’est effrayant : une imposante cuvette lunaire, grise, vide. Quel contraste avec les paysages de cette matinée ; c’est stupéfiant !
    Et que cette ville est laide, perchée sur la colline, face à celle où nous sommes arrêtés, frappés d’étonnement ! Les abords de Tarancón, de ce côté est, font misérable.
    Nous plongeons dans le creux ; en bas, nous avons à nouveau une vue qui nous remplit d’effroi.
    Pour remonter sur la ville – je l’ai pressenti lorsque nous étions sur la hauteur d’en face – un long raidillon est à franchir. Alors que je force de tout mon poids sur les pédales, je vois à droite, à une dizaine de mètres en retrait, un monument érigé par la población taranconera 1 et dédié aux victimes de l’explosion del polvorín 2. Celle-ci avait fait plus de trente morts et des centaines de blessés.
    Une cuvette lunaire, grise, vide…
    C’en est trop pour moi ; mon chargement et le « tic-tic » de mon petit plateau qui perdure – le fort pourcentage l’a réactivé – je mets pied à terre pendant quelques dizaines de mètres.
    Une grand-mère, occupée devant sa porte, compatit. Mais non madame !
    « ¿ Sube mucho todaviá ? »3, lui dis-je.
    Mais je vois que pas très loin, cela s’atténue.
    Pour Stéphane, pas de problème ; cette fois, il est loin devant, je le vois, debout sur ses pédales.
    Nous cheminons tranquillement dans la ville, il est treize heures trente, ce sera l’heure de se ravitailler. La circulation est gentillette.
    Ce n’est pas tout à fait l’heure espagnole pour déjeuner, puisque c’est la sortie des écoles. Sur l’avenida Cervantes, des gamines, cartable au dos, jacassent. Elles portent toutes une jupe plissée grise et un gilet bleu marine.
    La ville de Tarancón compte treize mille habitants, elle est la deuxième ville de la province de Cuenca ; nous l’avons vite traversée, d’est en ouest. Au sortir de l’agglomération, une rue tranquille, sans trop de passage, nous rendons visite à Tío Toria 4 qui tient une bodega 5.
    Mon compteur indique soixante-dix-sept kilomètres.


    1- population taranconnaise
    2- de la poudrière
    3- Ça monte encore beaucoup ?
    4- Oncle Toria
    5- équivalent à bar


    Otra vez dos bocadillos cada uno 1.

    Ce soir, c’est la rentrée de l’Espagne dans le Championnat d’Europe des Nations de football, l’Euro 2000. Ici, d’après ce qu’on entend à la télé ou ce que disent les journaux, elle fait figure de favori… Elle rencontre la Norvège. Attention aux a priori car la Roumanie, lors du deuxième jour a tenu en échec l’Allemagne, et le Portugal a battu l’Angleterre, contre toute attente.
    A la télé, on passe et repasse les plus beaux buts, vus par les Espagnols ; classé premier, celui d’Henry, marqué contre le Danemark ; nos hôtes sont connaisseurs !
    Nous ne regardons plus à la dépense ! Après nos deux sandwichs, nous nous offrons un petit dessert, un helado2. La carte propose comme postre3, des borrachos ; c’est une pâtisserie locale, le nom est curieux, borracho signifiant ivrogne !
    Comme nous l’avons pensé au départ ce matin, Ocaña sera notre étape de ce soir, soit une cinquantaine de kilomètres à faire cet après-midi, soit environ cent trente au bout de ce mardi, ce qui représente une bonne diminution par rapport à ces dernières journées.

    Nous quittons notre bodega après une pause d’une heure et quart ; il est quatorze heures quarante cinq. Avant d’enfourcher nos vélos, j’ai questionné un passant qui passait parce que je ne me situe pas du tout par rapport à la route qui doit nous emmener vers Ocaña et qui est toujours la N400. Il m’a dit de continuer sur l’avenue où nous étions, de prendre à gauche à la rotonda 4… Nous y allons en toute innocence, le pédalage pépère.
    ¡ Fatal error ! 5
    Nous nous retrouvons sur l’autovía 6 ! Ce sont les grands panneaux aériens qui nous alertent, ils indiquent Madrid : quatre-vingts ! Nous avons dû faire, en toute tranquillité, trois bons kilomètres. Le paysage, dans cette direction, est complètement sec et dénué de vie, vide. Une station-service toute proche nous permet de quitter les voies où le trafic est heureusement faible ; nous roulions sereins, en route pour la capitale… On nous dit de traverser l’autovía et de la reprendre en sens inverse, sortie Tarancón… Il n’y a pas d’autre solution.
    Il nous faut traverser les voies montantes, sauter les deux rangées de glissières, en hissant à chaque fois les vélos et leurs chargements par-dessus elles, traverser les descendantes. La visibilité est bonne, vu les longues lignes droites de part et d’autre, le trafic fluide, mais les allures des automobiles sont impressionnantes. « Stéphane, ne perds pas ton sac de couchage ! »
    L’allure sera des plus soutenues durant ce retour peu confortable, ras de la glissière, à côté d’automobilistes probablement interloqués.
    Coût du détour : huit kilomètres et une demi-heure ! Nous retrouvons avec un énorme soulagement le bon chemin, la bonne direction, les bons panneaux indicateurs.

    La route est comme l’horizon, plate et monotone. Se succèdent vignes, oliviers, céréales ; un décor devenu familier.
    La chaleur est devenue écrasante ; nous étions avertis.

    1- A nouveau deux sandwichs chacun
    2- glace
    3- dessert
    4- rond-point
    5- Fatale erreur !
    6- double chaussée de type autoroutier


    La nationale est belle et pratiquement nôtre.
    Mon 42x15 est encore à l’ouvrage.
    Un panneau que nous avons l’habitude de voir, signale le changement de province, nous passons de celle de Cuenca à celle de Toledo, nous sommes aux portes de la Mancha 1.
    Maintenant, nous commençons à voir poindre, au lointain, où la vue s’arrête, des massifs, ce doivent être les Monts de Tolède.
    Depuis que nous avons passé la Cordillère Ibérique, nous sommes sur un immense plateau, fait d’horizons plats mais planté ça et là de quelques sierras. Nous sommes sur la Meseta, le grand plateau central de la péninsule ibérique ; Tarancón que nous venons de quitter est à huit cent dix mètres, c’est l’altitude moyenne de ces horizons, la sierra la plus haute avoisinant les deux mille six cents mètres. Le climat sur cette Meseta est excessif, aussi bien pour la chaleur que nous commençons à découvrir, que pour le froid qui perdure ; le dicton castillan dit « neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer ».

    Après Santa Cruz de la Zarza, inanimée et rapidement traversée, soit après les dix-sept kilomètres qui la séparent de Tarancón et les huit imprévus, nous ressentons les effets désagréables de la soif. Nous convenons de nous arrêter pour une pause désaltération, dès que possible.
    Et cette omoplate gauche qui se manifeste à nouveau, douloureusement.
    La nationale déroule ses kilomètres rectilignes, et c’est tout ! La ligne de chemin de fer, maintenant sur notre gauche, en fait autant, mais elle, c’est plus normal.
    Ici, ni les voitures, ni les trains, ne gênent le voisinage et ses habitants !
    Enfin, une station-service ! Perdue dans les champs de blé et il y a un bar ! Ce n’est pas la cohue aux pompes à carburants. A l’intérieur, la télé est en marche bien sûr, et distille sa publicité.
    Stéphane fait son plein, d’eau.
    Les deux cocas finis, Stéphane se lance, va voir le barman et lui demande « dos cañas, por favor »2. Il a très bien parlé !
    Pour reprendre la route, nous attendons que passe un convoi exceptionnel de deux énormes machines agricoles ou du moins la première, leur allure étant relativement faible. Entre les deux, nous sommes sous bonne escorte, mais plutôt coincés. Je profite de l’amorce d’une légère déclivité favorable pour forcer la cadence et dépasser le gros engin qui nous obstrue la vue. Un peu plus loin, après la pente, je sens, à leur bruit, que les machines gagnent sur nous.
    Après dix-huit kilomètres, à nouveau esseulés, nous arrivons à hauteur de Villarubia de Santiago. Le village est à l’écart de la nationale, nous la quittons pour le traverser et voir l’endroit où il était question, en ce mardi soir, de faire halte. C’est un petit village, on en a vite fait le tour et apparemment sans aucune possibilité d’hébergement.
    Nous avons confortablement le temps d’aller jusqu’à Ocaña.
    Nous reprenons la N400 pour parcourir les treize kilomètres qui nous séparent de notre ville étape du jour.
    Les deux gigantesques moissonneuses sont à nouveau devant nous, elles ne sont pas passées par le village, elles ! Nouveau dépassement, puis nous entrons dans Noblejas, petite ville plutôt industrielle. Nous passons des feux, par deux fois, qui sont verts pour nous. Cette fois, les machines sont larguées, elles ont dû avoir moins de chance que nous, aux feux ; enfin seuls !

    1- Manche (région de l’Espagne centrale, partie sud-est de la Nouvelle-Castille)
    2- deux pressions (bière), s’il vous plaît


    La route fait une petite bosse, nous revoilà sur la ligne du ferrocaril 1 Madrid-Cuenca.

    Stéphane qui vient de boire à son bidon, me le tend, inquiet, son eau serait désagréablement parfumée ! Je la sens, elle a une odeur d’hydrocarbures, qui m’est hélas familière ! Tout à l’heure, au bar, il a fait le plein. Lorsqu’il en a bu, dehors à la station-service, il a trouvé qu’elle avait quelque peu goût à essence mais comme il était à proximité des pompes, il a cru que cela était dû aux vapeurs qui s’en dégageaient.
    Son eau contient effectivement des produits pétroliers !
    C’est bien un plein d’essence qu’il a fait et maintenant, en plein soleil, ça dégage ! Ou si ça n’est pas de l’essence, ce sont les effluents de la station qu’il a récupérés !

    Depuis le début de l’après-midi, nous voyageons dans la provincia de Toledo. Le panneau qui l’annonçait comportait le nombre quatre-vingt-cinq, c’était le démarrage du compte à rebours de la distance pour rallier la capitale Toledo. Nous avons égrené trente-quatre kilomètres. Lorsque nous arrivons à Ocaña, le trente cinquième panonceau affiche cinquante. C’est la distance qui nous sépare de la ville étape de demain, en continuant par la N400, ce que nous ne ferons pas.
    Notre distance parcourue aujourd’hui se chiffre à cent trente-trois et nous arrivons à une heure plus raisonnable, il est dix-huit heures.
    La ville compte six mille cent habitants, ce n’est pas énorme, mais les voitures et autres engins motorisés fourmillent. Nous la traversons, en essayant de nous intégrer au flot de véhicules qui arrivent comme nous par la nationale ; en fait, nous sommes une gêne pour le trafic. Aussi, calle Mayor, nous nous permettons d’emprunter une large voie parallèle piétonne, qui, elle, est peu encombrée. Cela semble ne pas plaire à un automobiliste qui, de la route, en nous dépassant, tout engoncé dans sa carcasse métallique, pousse des vociférations à notre encontre.
    « Regarde donc devant toi, prédateur ; de quoi me mêle-je ? »

    J’ai deux adresses d’hostal, plaza del Pilarejo2.
    Au bout de cette rue centrale, sur la droite, la plaza Mayor. Là, nous mettons pied à terre.
    La place est belle, typiquement espagnole ; elle est pratiquement carrée et tout entourée d’arcades. Elle est classée monument historique. Trois de ses côtés viennent d’être restaurés. Nous cheminons sous les arcades.
    L’équivalent espagnol de nos syndicats d’initiative est là-dessous ; on nous indique, après que l’on ait précisé le nombre d’étoiles souhaité, la plaza Pilajero où il y a trois hostales en rapport avec notre bourse. Ils en ont un de plus que les deux que j’ai dénichés dans mes recherches hivernales.
    C’est dans leur troisième, l’hostal El Descanzo3 que nous nous poserons. Stéphane a repéré ici les prix les plus bas, il a relevé deux mille deux cents pesetas la chambre avec douche. J’acquiesce, bien que celui qui se trouve juste à côté, me paraisse, à première vue, mieux tenu pour un prix à peine plus élevé. Après des palabres que je raccourcis toutefois car elles m’exaspèrent, notre tenancier de ce soir, nous propose sa chambre la plus chère. Toutes celles avec douche, meilleur marché, sont, paraît-il prises ; il ne lui reste que celle-ci, con baño4.

    1- chemin de fer
    2- place du Pilarejo
    3- hostal Le Repos
    4- avec salle de bains


    Son prix, de trois mille six cents, reste raisonnable.
    Les vélos, ce soir, il va falloir les laisser dehors ! A l’hostal, il n’y a pas possibilité de les rentrer. Il y a un parking, en plein air, mais fermé, de l’autre côté de la rue. Un acolyte de l’hôtelier, oisif, nous accompagne. Il y a effectivement une grande porte, en bois, bien cadenassée, mais le parking à l’intérieur n’est qu’une cour au revêtement terreux. Notre guide, qui est très handicapé pour marcher, connaît quelques mots de français. Il a fait du vélo, et c’est en France, à Lourdes, qu’il a été accidenté ; il s’est fait renverser par un autobus… D’autant plus triste, qu’il me paraît jeune.
    Puis il nous fait l’article sur notre chambre, c’est la plus grande, c’est la plus belle, la plus confortable… Il insiste lourdement en nous accompagnant jusqu’à celle-ci.
    Le patron doit l’utiliser pour faire du racolage et apitoyer le client…

    Il y a un certain luxe originel, dans cet hôtel, mais le manque d’entretien est évident. Dans les couloirs, le bas des murs et des cloisons est revêtu de marbre étincelant ; le carrelage est de toute beauté. Le haut des murs et les plafonds, par contre, présentent de larges cloques.
    Notre accompagnateur nous laisse, non sans nous avoir encore vanté obséquieusement le confort de notre belle piaule ; on a la télé… On est en plein dans la ville, tout ça sent la fausseté.

    Ce soir, il y a peu de pression à la sortie du flexible de la douche… mais que la salle de bains, avec ses murs faïencés, est luxueuse ! Sont-ce des problèmes d’adduction, ou l’eau se raréfierait-elle, alors que nous nous rapprochons du Sud espagnol ? Il y en a tout de même assez pour nous remettre à neuf.

    La télé diffuse du foot, et pas n’importe quel match ! L’Espagne affronte la Norvège, à Rotterdam. Ce sont les derniers instants de la rencontre et le score est catastrophique, il y a un but à zéro pour les Norvégiens ! Les quelques clients présents m’ont l’air désenchantés. Nous attendons la fin du match ; le score en reste là !
    « Nous avons dominé mais nous avons manqué de chance », déclare José Antonio Camacho, le sélectionneur ibérique.
    « Nous méritons cette victoire. Nous avons beaucoup travaillé sur le terrain et aussi montré du talent, avec des joueurs de grande classe », lance Nils Johan Semb, l’homologue norvégien.
    L’hostal  ferme à vingt-deux heures trente, du moins pour ce qui est de la partie bar et restaurant, aussi, comme nous avons prévu de manger sur place, on nous a demandé de rappliquer vers vingt et une heures.
    Nous avons le temps de flâner dans Ocaña. J’emporte mon appareil photo, la place vue en arrivant vaut bien un retour.
    L’hôtel est à l’extrémité de l’Avenida del Generalísimo1, à l’angle de la plaza del Pilarejo. De là, partent la nationale IV pour Toledo et Madrid et la CM4014 pour Yepes.
    Yepes est au programme de demain.
    L’hostal n’est pas spécialement intéressant comme bâtisse, mais la présence de trois palmiers trapus devant la façade principale, m’invite à prendre une photo. De l’autre côté du carrefour, où je suis posté avec mon appareil, les palmiers sont toujours superbes mais le bâtiment révèle une toiture pitoyable.


    1- Avenue du Généralissime


    Je comprends le cloquage des peintures à l’intérieur, au premier étage. Le toit croule, les tuiles se sont effondrées en plusieurs endroits. Une couverture fait office de bâche sur la partie droite… Elle empêchera les pigeons ou autres volatiles de nicher dans le grenier. Pas beau El Descanzo, mais nous n’avons choisi qu’une étoile et nous ne sommes pas arrivés par les airs !
    Pourtant notre chambre est belle !

    Sur la Avenida, les camions défilent encore. Nous n’irons pas voir la plaza de toros 1, elle est beaucoup trop loin à pied ; nous revoilà sur la plaza Mayor, au centre ville. Les habitations sont identiques sur tout le pourtour : des arcades, deux étages, un petit balcon à chaque porte-fenêtre, des chiens-assis en toiture. La partie restaurée, avec ses volets brun foncé sur les pierres beiges, a beaucoup de cachet. Il y a plus de monde que tout à l’heure.
    Les bars sont tous du même côté de la place, c’est le côté ouest, le côté qui se trouve à l’ombre en fin d’après-midi.
    A la terrasse de chaque bar, un téléviseur est fixé sur un pilier des arcades. Les parasols sont repliés, les tables sont rouges, les chaises blanches ; nous nous attablons, en bordure de place, au bar Tapita, puisqu’il revêt les couleurs chères au V.C.G. !
    Depuis le début de ce périple, je porte des maillots rouge et blanc avec sur le dos le flocage   «GIGNAC». Mais que doivent penser les Espagnols qui essaient de lire cette inscription ? Comment prononcent-ils Gignac dans leur langue ? C’est imprononçable !
    Lorsque nous reprenons l’avenue du Généralissime, un afficheur électronique nous indique qu’il est vingt heures dix et que la température est de trente-trois degrés.

    Au dîner, nous avons une serveuse extrêmement empressée qui piaffe autour de notre table. La pauvre, elle a la vue très basse malgré ses lunettes monumentales. Elle surveille nos assiettes ainsi que le niveau de la bière dans les bouteilles ; dès qu’il baisse, elle nous demande si on en veut encore ! Pour pouvoir le voir, elle s’approche souvent de nous et chaque fois, avance sa tête au-dessus de la table.
    Le niveau dans l’assiette de Stéphane étant au plus bas, celui-ci crie famine ! Le menu du jour ne lui suffit pas ; je demande un deuxième plat de macaronis.

    A l’heure du dîner, la Yougoslavie et la Slovénie en décousent, à Charleroi. Après le repas, nous nous installons plus près du poste pour voir la fin du match. Le score final est nul, trois buts chacun. Les Espagnols doivent désormais battre ces Slovènes et ces Yougoslaves qui sont dans leur groupe.

    Vingt-deux heures trente, c’est la fermeture des portes de notre hostal, comme annoncé ; les joueurs rentrent au vestiaire ; nous regagnons nos pénates du jour…

    Au programme de demain, la seule demi-étape prévue, avec une soixantaine de kilomètres ; nous devrions être à Tolède avant midi. Je ne voulais pas passer dans cette cité touristique, dans cette capitale de la région de Castilla-La-Mancha, ancienne capitale de l’Espagne et ville impériale, sans connaître ses remparts, ses vieilles ruelles, ses pierres martelées d’histoire…
    Un après-midi de repos, après neuf journées de pédalage, sera, en outre, le bienvenu.

    1- arènes

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

    D'abord, les petites routes sont les plus agréables et les plus tranquilles, et puis celle-ci longe la mer... de Castille.

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

    Des pins nous séparent de l'étendue d'eau.

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

    De vastes terres cultivées, brunes ou blondes, s'étalent sous le ciel azur...

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

    Nous passons le carrefour et près des premières maisons en pierres, nous picorons ; cette fois, ce sont les dernières miettes de nos petites provisions.

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

    Un vaste drapeau espagnol se déploie, sang et or.

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

     

     

     

     

     

     

     

    Après 133 km, il est dix-huit heures. La plaza Mayor, classée monument historique.

     

    Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.Mardi, 13 juin 2000. Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.

     

     

     

     

     

     

                 Hostal el Descanzo                                           Nous nous attablons au bar Tapita.


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  • nous engrangeons les kilomètres.

     

    La couverture n’était pas de trop ; la nuit n’aura pas été des plus bénéfiques.
    A quatre heures, il y a eu un défilé de voitures, puis, plus rien ! Ça devait être la sortie des boîtes de nuit. Les pneus n’apprécient pas les pavés d’autant que ceux de la calle Mayor sont moyenâgeux.
    Puis Daroca s’est éveillée ; là, je n’ai pas vu l’heure, mais c’était tôt. Les camions poubelles, les engins de nettoyage sont passés les premiers.

    Nous petit-déjeunons dans la chambre, avant de partir. Sachant que le bar serait fermé, hier soir, nous avons acheté deux galettes ; nous nous en contenterons, avec deux tranches de pain d’épice.
    Dehors, il fait frais, je récupère ma lessive ; les deux cuissards sont encore très humides. Sur le balcon, je ne sens pas de vent, ça c’est une aubaine ! Le ciel est déjà bleu, à l’infini.
    A huit heures, nous sommes dans la cour, les vélos sont chargés, nous nous sommes couverts. Je garderai le K-way longtemps encore ce matin, le retirerai, pour bien vite le remettre et le conserverai jusqu’à la pause de midi.
    La grande porte cochère est ouverte, ouf ! C’est toujours une grande crainte lorsque l’on part avant le lever de nos hôtes.

    La route est belle, nous sommes sur la A211 qui monte d’entrée, régulièrement, et avec un pourcentage modéré vers le puerto de Santed.
    Le long de ces treize kilomètres d’ascension, le décor change. Quelques vignes au départ qui disparaissent dès qu’on prend de la hauteur, pour laisser la place à des blés, puis des amandiers. La palette des verts est étonnante. Les champs de blé ont chacun le leur, selon leur état de maturation. Des chênes, sur les monts alentours apportent des pointes de foncé sur ces tableaux nature. Quelques chardons et leur touche mauve, en bordure des champs, ajoutent à la beauté des cultures qui nous entourent.
    Après les onze cent cinquante-trois mètres, que nous avons atteints facilement, je m’arrête pour contempler le beau village de Santed, sur notre droite.
    Des chardons au premier plan, le village et son petit clocher juste derrière, une hauteur et un vieux castillo1 perché qui veille dans le fond, sous un ciel azur ; j’espère que ma photo sera aussi splendide que ce que mes yeux contemplent. Le col redescend très peu, jusqu’à une altitude d’environ mille mètres, nous avons devant nous un vaste plateau très légèrement vallonné.
    Coquelicots, bleuets et pâquerettes fleurissent maintenant le bord de notre chemin. Même si là, il est un peu cahoteux, nous allons allègres, après ces deux journées de galère. La route, droite, perdue, nous mène à Embid.
    Avant le village, nous laissons l’Aragon, nous passons dans la province de Guadalajara, en Castilla-la-Mancha ; sur le haut du grand panneau qui nous le signale, les silhouettes des deux personnages les plus connus de Cervantès. Nous errons, nous aussi, sur nos rossinantes à pédales.

     

    1- château


    La A211 devient CM213.
    En voilà un qui porte bien son nom : le río Piedra1. En contrebas, dans le fond du lit, de gros cailloux et pas le moindre filet humide ; ici, il y a longtemps que l’eau n’y déboule plus !
    Le village d’Embid puis celui de Tortuera sont de vieux villages, nombre de leurs maisons sont en ruine.
    Avant Embid, nous sommes sollicités par une petite fringale ; il est onze heures, nous pédalons depuis trois heures et le léger casse-croûte pris dans la chambre est bien bas descendu. Le village est un peu à l’écart. Un homme âgé est assis dans ce que je pense être un arrêt d’autobus, sur le bord de la route.
    « ¿ Hola señor, dónde se puede comer ? »2
    Il n’y a rien ici pour manger. L’unique bar d’Embid ne sera ouvert que cet après-midi, il nous faut aller à Molina, nous dit-il. Molina est à vingt-six kilomètres.
    L’homme a le visage buriné des paysans qui ont passé leur vie dans les terres, au soleil ; sa peau est sillonnée.
    J’essaye de discuter quelques minutes avec lui. Il est désolé du fait qu’on ne puisse pas trouver à manger dans son village mais aussi du fait de l’exode rural de sa campagne. Les jeunes se marient et s’en vont à la ville, dit-il. Je lui fais comprendre que son pays est magnifique et que nous avons beaucoup apprécié les étendues verdoyantes toute la matinée.
    Nous grignotons, après avoir laissé le vieil homme nostalgique, les restes de pain d’épice, les derniers carreaux de chocolat et deux bananes séchées, pour tenir jusqu’à la ville.

    Un curieux panneau de signalisation là ; sous un soleil radieux et un ciel immensément bleu, nous le trouvons plutôt insolite ce panneau signalant la neige ! Quoique, tout bien réfléchi, sur ce plateau perché à mille mètres d’altitude, sa continentalité, et en plein hiver…
    A Tortuera, moult étables et vaches, des silos. Des paysans chargent un énorme camion de balles de foin.
    Des blés – ou de l’orge – à perte de vue, ils sont bien plus verts et plus alertes que ceux vus hier, secoués ou couchés par le vent.

    Ce matin, entourés de tous ces blés, nous mangeons un peu de notre pain blanc.

    Sur ces routes rectilignes, je m’imprègne du calme de la nature environnante. Je me délecte de cette solitude qui s’étale à perte de vue, sans accroc, sans tourment…
    Pardonnons-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, ces jeunes qui abandonnent ces lieux pour d’autres… riches de futilités… mais ont-ils le choix ?

    Tortuera, Cillas – la carretera CM213 devient CM210 –, Rueda – de loin, le village semble comme déposé au beau milieu de la route –, villages isolés ; puis un petit creux où se loge Molina de Aragón. Nous y sommes à midi vingt, après soixante-trois kilomètres de campagnes verdoyantes.


    1- piedra = pierre
    2- Bonjour monsieur, où peut-on manger ?

     

    Mon compteur est à nouveau dans les choux !
    Mais c’est bien sûr ! L’eau ne lui convient pas, c’est un fait ; mais l’humidité non plus ! Déjà José m’avait dit qu’il exagérait par rapport au sien, puis la pluie de Mequinenza avant hier et cette dernière nuit passée dehors à la fraîche. Ce soir, je le rentre au sec ! A Aigues-Mortes effectivement, dans la petite cour intérieure, nous avions trouvé un peu de rosée, le matin…

    Un château, une muraille, dominent la ville, sur une colline desséchée ; les briques des murs se défont.
    Nous n’irons pas plus loin, pour la pause déjeuner ; devant le premier bar, nous posons nos machines. Les vélos, maintenant, chaque fois que nous nous arrêtons, nous n’y faisons plus attention, ils restent seuls. Aquí no pasa nada.
    Nous restons fidèles aux bocadillos, chorizo1 pour commencer pour les deux, puis lomo de cerdo –Stéphane n’en démord pas – et tortillas con patatas pour moi. Avec la première cerveza, nous avons ici aussi, notre petite assiette d’olives.
    Cette fois, nous avons tout commandé d’entrée.
    Ici, ce n’est pas la télé qui nous assourdit, même si elle est en marche, c’est la radio. Aussi, nous faisons court ; nous serons mieux sur la route.
    Nous repartons, bien calés.
    Que sera le relief cet après-midi ?

    Après cinq kilomètres sur la N211, direction Soria, nous bifurquons à gauche pour nous orienter mi-sud, mi-ouest. La CM2015 est une petite route, comme je les aime ; elle est facile jusqu’à Corduente. Là, je sens que son profil sera différent de celles de ce matin, et que nous allons nous engager dans du tortueux. Nous nous élevons avec cette petite route, proprette, seuls ; aucune voiture devant, aucune voiture derrière. Nous montons pendant environ sept kilomètres, nous sommes dans les pins. Nous sommes passés d’environ mille mètres à plus de mille trois cents. Nous roulons sous un chaud soleil et avec une très légère brise venant du nord qui devrait nous être favorable.
    L’ombre, toutefois, se fait rare. Je profite de celle d’un grand pin au bord de la route, pour boire et prendre quelques notes. L’eau de Daroca est nettement moins javellisée que celle d’Escatrón, elle serait presque normale. Ce matin, vu la fraîcheur, je n’ai bu qu’un demi bidon et au bar tout à l’heure, je n’ai même pas fait le complément.

    Les oiseaux, les grillons ne sont pas perturbés par ces deux cyclos qui passent. Silencieux, ils ne dérangent pas ce petit monde de la forêt, qui continue son train-train, paisible.
    Nous continuons le nôtre…
    Puis vient la descente, qui suit le plus souvent la montée. La route est abîmée, les virages sont courts; nous descendons crispés, les mains cramponnées aux poignées des freins.
    Nous ne voyons même pas Torrecilla del Pinar.
    Le décor est montagneux ; nous voilà dans un cañon2 arboré. Des pins, des chênes, cohabitent avec des peupliers en contrebas.


    1- saucisse espagnole très pimentée
    2- canyon


    Nous croisons la route du río Tajo dans son Parque natural del Alto Tajo1. Il est petit ici, près de sa source, dans la Sierra de Cuenca, mais il va grandir avant d’arriver à Tolède, de traverser le Portugal et de se jeter dans l’océan, à Lisbonne.
    La route laisse le Tage faire son chemin dans le creux, remonte à nouveau, nous remontons avec elle.
    Ce n’est pas l’homme qui prend la route, c’est la route qui prend l’homme. Moi la route, elle m’a pris, je me souviens, sur mon vélo bleu, je m’attaquais au Mont Pilat, avec un seul petit pignon à l’arrière…
    Une douzaine de kilomètres de montée pour atteindre le sommet et le tout petit village de Zaorejas ; la route s’est durcie, son environnement aussi. La forêt n’est plus, elle a laissé la place à des peupliers qui, à leur tour, disparaissent. Le paysage se désertifie, des champs de blé apparaissent.
    Nous ferions volontiers une petite pause dans ce village en apparence déserté, histoire de se désaltérer mais l’unique bar-alimentation est fermé.
    Stéphane s’est arrêté. Un taon en profite pour m’attaquer ; je m’agite dans tous les sens. La femelle s’excite ; j’accélère en balançant les bras à tour de rôle, cela est préférable. Elle persiste, l’enfoirée… Finalement, je dépasse largement le village, et me retrouve seul, devant un immense plateau et une route rectiligne. La bestiole, elle, a dû regagner le village, déçue de n’ avoir pas pu goûter au sang d’un cyclo français, denrée certainement rarissime dans le coin. Le taon qui passe ne m’a pas rattrapé. J’attends Stéphane, mon accélération a dû le surprendre ; un fort changement d’allure, facilité par mon braquet de 42x24. J’ai conservé celui-ci pendant toute l’ascension.
    Le « tic-tic » réapparaît dès que je descends sur mon petit plateau ; aussi, pour ne pas l’entendre, j’ai remonté d’un cran, et donc, exigé plus de mes mollets. Autre problème : la chaîne ne tient pas sur l’ultime pignon, le vingt-six, lorsqu’elle est sur le moyen plateau à l’avant. Donc, si je ne veux pas que le bruit m’agace, je ne dispose comme plus petit développement que du 42x24 !

    La voilà ma douleur à l’omoplate gauche ; jusqu’à maintenant, elle ne s’était pas manifestée ; mais là, sur cette portion plate où la position reste figée, elle se pointe, c’est le mot juste, lancinante…

    Nous passons Villanueva de Alcorón, et route ou village, pas une âme qui vive.

    Je me plais, quand la machine va son train, seule, à prendre la position du jockey sur sa monture, quand se joue l’arrivée. Debout sur les étriers, les deux manivelles bien à l’horizontale, le torse incliné vers l’avant, les doigts accrochés de chaque côté de la potence, la pointe de la selle serrée entre les cuisses pour éviter le ballant dû au chargement arrière surélevé, je peux voir l’avant de ma roue, par-dessus la sacoche ; et puis cela fait du bien aux miches, ça leur permet de sécher et ça calme les irritations.

    Et si je vous parlais de mes fesses ? Aurélie dira : « Ça y est ! »
    Vous savez que depuis pratiquement le début du voyage, j’enduis la peau de chamois de mon cuissard, tous les matins, de crème anti-irritation ; et bien, depuis deux jours, ce sont mes fesses que je badigeonne de « cetavlon », crème de traitement des affections de la peau.
    Etant donné qu’elles sont en permanence collées à ma selle, d’autant que la position en danseuse m’est interdite, ma peau, très sensible à ce niveau-là, cuit. Et il faut que je la préserve le plus possible, sinon, ce sera le calvaire. J’en ai déjà fait la triste expérience pendant mon tour de France ; les infirmiers du camion de la Croix-Rouge ont eu plusieurs fois le privilège de les admirer.
    Le matin, au départ, il me faut une dizaine de minutes pour me réhabituer à mon siège effilé, je n’y appuie que très progressivement mon fessier endolori.

     

    1- Parc naturel du Haut Tage

     

    A sept kilomètres de Salmerón, où nous avons envisagé d’arrêter, ce sera donc après un après-midi de quatre-vingt-trois kilomètres, une vaste cuvette s’étale devant nous. Un arrêt s’impose : séquence admiration !
    Oliveraies et blés blondissants, vignes et amandiers, font resplendir toute la vallée. Les blés sont plus dorés ici.
    Nous allons entamer une longue plongée, depuis le plateau où nous sommes.
    Compte tenu qu’Alcocer n’est qu’à une quinzaine de kilomètres après Salmerón, nous décidons de prolonger, il n’est que dix-huit heures. Le creux de Salmerón se situe à huit cents mètres d’altitude, le plateau d’où nous venons, à onze cents.
    Salmerón est vite passée et nous arrivons à Alcocer après trois quarts d’heure, pratiquement de descente.
    Alcocer est sur la nationale N320 qui vient de Cuenca, au sud, et qui monte à Guadalajara. Nous n’avons pas lâché la CM2015 depuis Molina jusqu’ici.

    Je pense qu’on va arrêter là, après cent soixante et un kilomètres. Nous avons récupéré aujourd’hui les kilomètres soufflés par le vent de ces deux derniers jours.

    Dans mon carnet de route, j’avais noté pour Alcocer, d’aller voir la madre de Hilario. En réponse à mes interrogations, fin mars 2000, sur les logements dans les villages-étape possibles de la région, Alejandro Conde Sanchez (telefonica.es) m’avait adressé un courrier, à propos d’Alcocer, me disant « Creo que hay una persona que alquila habitaciones, es la madre de Hilario, el dueño de la tienda, preguntais por ella. »1. Alejandro a réalisé un site internet sur Alcocer (alcocer.cjb.net) qui venait fort à propos.
    Son village est un petit village, à peine plus bas que Salmerón, à sept cent quatre-vingts mètres et ne compte que trois cent trente habitants.
    Au premier et seul bar, ils ont été rares lors de cette demi-étape et même toute la journée, nous allons nous renseigner et enfin boire. Le patron m’indique où habite la madre del dueño de la tienda. Vu la taille du village, l’explication est courte.
    Avec la cerveza, on nous a servi une assiette d’amandes salées. Trois grands-pères sont devant la télé qui retransmet une corrida. L’un d’entre eux s’est approché de nous, intrigué par ces deux voyageurs que nous sommes. Je lui réponds volontiers. « Venimos de Marsella, vamos hasta Granada. »2
    Nous trouvons sans problème l’épicerie ; effectivement la mère de l’épicier loue des chambres ; celui-ci s’en va la questionner dans l’arrière-boutique.
    « Completo, muchas están en obras »3.


    1- Je crois qu’il y a une personne qui loue des chambres, c’est la mère d’Hilario, le propriétaire de
    l’épicerie, demandez après elle
    2- Nous venons de Marseille, nous allons jusqu’à Grenade
    3- C’est complet, il y en a beaucoup en travaux


    Nous ne coucherons pas à Alcocer, triste évidence.
    Nous pousserons plus avant notre route, jusqu’à Sacedón, soit une rallonge de douze kilomètres, direction ouest, sur la nationale N320, vers Guadalajara.
    Madrid est au niveau de Sacedón, une centaine de kilomètres plus à l’ouest ; notre itinéraire  contourne la capitale ; nous allons nous en rapprocher un peu plus, par le côté sud, mais toujours à distance respectable.
    Ce segment de nationale n’est pas de tout repos, même si son revêtement est parfait ; son profil est tourmenté dans cette partie sud de la Alcarria. J’ai du mal dans la côte que nous grimpons ; tant pis pour le bruit au niveau du pédalier, j’en ai besoin de mon 30x24 ! Mon compteur est au plus bas, il affiche péniblement un sept.
    Il reprend son souffle heureusement, lorsque la route bascule ; je ne le retiens pas… Nous descendons ce que nous avons monté. Il bat la chamade maintenant, il va jusqu’à afficher un six et un zéro !
    C’est trop beau pour durer, il chute ; puis nous remontons jusqu’à voir Sacedón et la mer. Nous sommes au centre de el Mar de Castilla1. Sacedón est située entre deux immenses retenues d’eau : l’Embalse de Entrepeñas et l’Embalse de Buendía qui forment la mer de Castille, véritable mer intérieure qui s’étale sur une distance avoisinant les cinquante kilomètres, du nord au sud.
    Le Tage, qu’on a retenu là, s’en échappe ; il s’en va visiter Aranjuez, puis il ira enlacer Tolède. Il a un parcours intéressant ; nos routes vont à nouveau se croiser.

    La petite aiguille de nos montres a fait un tour complet depuis Daroca, il est vingt heures quand nous entrons dans Sacedón. On se croirait vraiment en bord de mer, avec tous ces petits bateaux rangés sous des hangars, c’est la mer de Castille, perchée à sept cent quarante mètres.
    On devrait trouver, dans cette petite ville de mille six cents habitants, les hostales Mariblanca et Plaza.
    Nous passons devant le premier qui a l’air plutôt chic ; puis, un peu plus haut, très proche, l’hostal Plaza qui devrait mieux convenir à notre budget. Au rez-de-chaussée, il y a un bar ; je demande au barman affairé s’il y a une chambre libre. La réponse est « non ! », sans plus. Puis il rajoute quelques mots, que je ne comprends pas ; par contre, la manière est nettement désagréable.
    Curieux comme réception ! Comme elle ne me satisfait pas, je me promets d’en avoir le cœur net. La dame qui vend des glaces, au coin de la place, devant le Plaza, me dira, lorsque nous reviendrons, entre la douche et le dîner, qu’elle ne comprend pas, qu’ils ont bien des chambres…
    Retour au Mariblanca ; Marie-Louise, qui connaît les deux, indiquait dans son récit qu’elle avait préféré celui-ci, au Plaza, qu’elle notait moins accueillant...
    L’accueil de la patronne est effectivement chaleureux, elle a une chambre double avec salle de bains à cinq mille cinq cents pesetas. Cela nous fera deux cent vingt francs ; même si ce prix est le plus élevé depuis le début, il reste raisonnable sachant qu’il est à diviser par deux.
    Oui mais pour ce prix, nous avons droit, ainsi que nos vélos, au tapis rouge qui traverse la première partie du bâtiment, puis à un petit jardin d’agrément dans une grande cour intérieure au fond de laquelle, se trouve notre chambre, de plain-pied.


    1- la mer de Castille

     

    Ce soir, c’est grand luxe à Sacedón, dîner au restaurant de l’hôtel, ou plus exactement de l’hostal, qui est à un niveau moindre. Etant donnée l’heure, nous sommes restés sur place, pour faire au plus court.
    Stéphane est affamé, il me dit, lorsque nous nous installons, qu’il va prendre deux menus ! Il est sous-alimenté depuis ce matin ; ce soir, il veut refaire le plein ! Finalement, après étude des menus et de la carte, il choisit la carte pour pouvoir prendre deux fois des espaguetis carbonara1 ; au préalable, il aura avalé deux tostadas de ibérico con tomate2.
    Il a voulu manger à la carte, ça lui a coûté la peau des fesses. Cette fois, ce sont les siennes qui trinquent ! Décidément, qu’est-ce qu’elles prennent…
    Le menú del día est à un prix raisonnable de mille deux cents pesetas.
    C’est vrai qu’il est affamé mon pauvre Stéphane, nous ne faisons pas souvent ripaille, surtout aujourd’hui où nous n’avons pas eu nos bocadillos, ni ce matin, ni cet après-midi.

    Nous avons retrouvé ce soir la ville étape prévue sur mon parcours imaginé. Le retard, si tant est qu’on puisse parler de retard, pris lors de ce week-end pluvieux et venté, est comblé.
    Soixante-trois kilomètres ce matin et cent onze tantôt – le soir, on peut plus facilement déborder sur les horaires – font une étape de cent soixante-quatorze. Je croyais que celle qui nous avait menés à Mequinenza, vendredi, serait la plus longue de ce périple avec ses cent soixante-six ; celle de ce jour a atteint d’autres sommets par sa distance et sa durée.

    Ce soir, nos paupières sont un peu plus lourdes, nous les allons allonger, sans tarder.

     

    1- spaghettis à la carbonara
    2- pains grillés avec jambon et tomates

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

     Quelques chardons et leur touche mauve, en bordure des champs, ajoutent à la beauté des cultures qui nous entourent.

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Une hauteur et un vieux castillo perché qui veille dans le fond, sous un ciel azur...

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

     Nous laissons l’Aragon, nous passons dans la province de Guadalajara, en Castilla-la-Mancha. Nous errons, nous aussi, sur nos rossinantes à pédales.

     

     Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Rueda, de loin, le village semble comme déposé au beau milieu de la route.

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Puis un petit creux où se loge Molina de Aragón.

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Un château, une muraille, dominent la ville, sur une colline desséchée ; les briques des murs se défont. 

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Une vaste cuvette s’étale devant nous. Un arrêt s’impose : séquence admiration !

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    Alcocer est sur la nationale N320 qui vient de Cuenca, au sud, et qui monte à Guadalajara.

     

    Lundi, 12 juin 2000. L'Espagne et ses campagnes me gagnent ; nous engrangeons les kilomètres.

    La petite aiguille de nos montres a fait un tour complet depuis Daroca, il est vingt heures quand nous entrons dans Sacedón.


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  • et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

     

    Huit heures, des nuages, du vent ; le mercure du thermomètre s’est un peu plus ratatiné, j’ai froid. Avant de mettre mon K-way, j’ai enfilé un second maillot.
    Les proprios ne sont pas venus coucher chez eux cette nuit. ¿ Pero dónde duermen ? 1 Ils n’ont pas de cuisine dans ce logement mais ils ont peut-être une chambre de dépannage au bar restaurant !
    Laissons-là nos supputations. Nous fermons l’appartement et regagnons Los Arcos pour rendre les clés.
    Le petit déjeuner, une fois encore, sera léger : un café con leche y dos magdalenas 2, bien grasses les deux madeleines. Il est trop tôt, le pain n’est pas encore livré en ce dimanche matin.
    La cuenta 3 n’est pas salée du tout, leur drôle de pension ne nous a pas coûté cher.
    Et en route ! Le pépé avait raison, mais sa buena costa 4 est pour tout de suite ! Escatrón est encaissée, on est redescendu à cent quarante mètres.
    Des oliviers l’entourent. Nous roulons sur un plateau. Relativement à l’abri, dans le village en bas, ici nous ne le sommes plus. Des terres labourées, des céréales fauchées battues par le vent que nous recevons de trois quarts face ; rien de tout cela, rien au-dessus du sol pour se mettre à l’abri, tout pour notre poire !
    Nous avons pris la A224 direction sud, nous la quittons après quatre kilomètres pour prendre la A1404 direction Azaila. Nous sommes sur une longue, interminable ligne droite, un faux plat montant, face au vent. Nous avançons petitement, j’ai pratiquement tout à gauche, pour ce qui concerne la position de ma chaîne.
    Azaila est sur la N232 qui monte à Zaragoza, nous empruntons cette nationale, direction nord, pendant deux kilomètres, son revêtement est meilleur que celui des dix-huit que nous venons de faire. Puis, direction ouest par la A1307, vers Belchite ; nous voilà devant un vaste plateau, à nouveau désertique, et ses vingt-trois kilomètres. Nous sommes seuls, isolés, avec strictement rien pour pouvoir faire une pause à l’abri du vent. Quelques amandiers, au loin, surprennent dans ce paysage.
    Le ciel s’est dégagé, a retrouvé son fond bleu mais des nuages traînent, étirés, déchiquetés. Je saisis sur ma pellicule l’or brun des terres travaillées qui rejoignent au loin le bleu clair du ciel.
    La route est à nouveau longuement droite, à peine bosselée, complètement désertée. Nous la voyons monter légèrement et nous nous demandons ce qu’elle sera, ce qui nous attend, une fois arrivés en son point haut. Au bout, c’est encore une fois la même topographie…
    J’ai du mal à boire l’eau prise tout à l’heure dans l’appartement, elle a trop goût à eau de Javel ; heureusement, ma soif est vite étanchée ce matin.


    1- Mais où dorment-ils ?
    2- un café au lait et deux madeleines
    3- addition
    4- bonne côte


    J’ai conservé mon K-way et la capuche. Stéphane a toujours son pull. Le fond de l’air est toujours frais. Là, le pépé, hier, n’avait pas raison, le vent tient bon ; il va de cordillère en cordillère. Descendant de la Cantabrique, il doit prendre de la vitesse entre l’Ibérique et le massif pyrénéen, le long de l’Ebro.

    Il y en a un qui doit se demander ce qui lui arrive. Il était tout peinard, dans un placard, depuis quelques années. Le voilà, transbahuté sur les routes d’Espagne, bien installé sur un sac de couchage. Il est légèrement sous pression, il a un sandow en haut du crâne qui le maintient, mais il ne dit rien. Il voit du paysage.
    Aurel, ton casque fait un beau voyage !

    Cinq ou six voitures seulement ont dû nous dépasser sur la quarantaine de kilomètres parcourus en ce dimanche matin.
    Nous sommes passés dans la provincia1 de Teruel puis revenus dans celle de Zaragoza. Une légère pente nous fait descendre à Belchite. La ville offre, si je puis dire, une vision d’apocalypse : un grand étalage de ruines. Depuis l’été 1937, l’ancienne Belchite est restée telle qu’elle est sortie de la guerre civile. Plus une seule toiture, des murs fracassés, les clochers délabrés des églises émergent encore. Belchite a tenu à conserver ses ruines, certaines sont même consolidées par des étais ! On a une idée de la guerre, là, devant nous. Les bombardements des républicains ont fait six mille morts ici.
    J’achève ma première pellicule sur ces dévastations. Celle que je mets en place débutera avec la nouvelle Belchite, très coquette, qui a été construite à côté de son aînée détruite.
    Il est midi et quart, nous avons dû faire ces quarante-trois kilomètres en trois heures et demie. Mon compteur fonctionne, après le démontage d’hier soir.
    Stéphane, qui est à sec de pesetas, est à l’affût de la moindre banque ou plutôt, en cette journée de dimanche, d’une caisse automatique. Il dénichera quatre établissements, aucun ne va le renflouer. Le premier a bien un distributeur automatique mais celui-ci n’est pas accessible (« Sunday closed ») ; dans le deuxième, la machine est en panne ; le troisième est fermé ; dans le quatrième, il n’y en a pas.
    « Et si t’es tout seul, alors qu’est-ce que tu manges ? » (nous faisons bourse commune, il n’y a donc pas de problème et pas d’urgence) ; parce que maintenant, une faim de loup nous habite.
    Nous trouvons enfin un bar pour nous ravitailler. Il est midi et demi.
    Le bar est vide, comme les trois rues que nous venons de parcourir.
    Mon repas se constitue d’un bocadillo au beicon (ici aussi on l’écrit avec un e et un i pour bien le prononcer) y queso2 et d’una hamburguesa con queso3. Le choix de Stéphane est similaire.
    Maintenant des clients nous tiennent compagnie, ils commencent par l’apéritif, je crois que leur repas sera constitué de quelques tapas 4 ; pour eux, il est encore tôt.
    Mucho jaleo5 encore dans ce bar, les Espagnols sont exubérants ; le son de la télé est à fond. Des titres et des photos sur le journal que lit ma voisine m’interpellent. « ¿ Podré leerlo cuando lo termine   ? »6

    1- province
    2- et fromage
    3- un hamburger au fromage
    4- hors-d'œuvre légers
    5- Beaucoup de tapage
    6- Pourrai-je le lire quand vous aurez terminé ?

    El periódico de Aragón1 titre : « El vendaval causó estragos en Aragón »2, « Cataluña se llevó la peor parte con destrozos muy graves »3, « El aguacero provocó daños en Montserrat donde 500 personas quedaron aisladas »4, « Sucumbió un puente de la NII y otras vías quedaron cortadas »5, « El fuerte cierzo derribó vallas publicitarias y árboles. También dejó sin luz a miles de personas »6, « Un obrero falleció en Broto al caer de un tejado »7.
    Sous la photo d’un énorme platane tombé au milieu de la chaussée : « En Zaragoza los bomberos retiran un platanero de diez metros que se precipitó sobre la calzada »8.

    Finalement, nous, entre Mequinenza et Escatrón, nous nous en sommes plutôt bien sortis ; le vendaval nous a épargnés, puisqu’il ne nous a pas fait décoller !

    Nous reprenons notre chemin, toujours direction ouest. La A1307 a stoppé à Belchite, nous continuons sur la A220. Nous avons fait court pour le repas, le cafetier aussi.
    Quelques kilomètres après le départ, un panneau sur la gauche attire mon attention : Nuestra Señora del Pueyo9.
    J’ai noté ce nom sur ma feuille de route. Au cas où nous aurions fait étape un soir à Belchite, j’avais comme possibilité, pour coucher, la pensión El Pueyo et l’albergue Virgen del Pueyo10. L’ayuntamiento11 de Belchite à qui j’avais écrit, m’avait aimablement répondu en m’indiquant ces deux hébergements et précisait pour l’albergue : « llamar al párroco »12.
    Une petite route en terre mène au sanctuaire perché au sommet de la colline. Ce sera pour une autre fois…
    A l’heure qu’il est, je pense que nous avons, dans l’immédiat, le temps d’arriver à Cariñena qui se trouve à trente-six kilomètres ; là-bas, nous verrons bien, il fera encore jour.
    La route est à nouveau rectiligne, faite de faux plats tantôt montants, tantôt descendants. Un grand panneau sur le talus annonce Fuendetodos et indique que nous sommes sur la Ruta de Goya13 ; on peut voir sa silhouette reconnaissable à son chapeau, genre haut de forme. Nous ne faisons pas le crochet vers les habitations légèrement sur notre droite.
    Une humble maison de ce village isolé, qui compte cent soixante-dix habitants, vit naître Francisco de Goya y Lucientes, en 1746.
    Sur ces platitudes désertifiées, nous sommes toujours une belle proie pour le vent qui n’est plus le vendaval mais qui en a de beaux restes. Le ciel s’est blanchi. Depuis hier, mon petit « tic-tic », au niveau du pédalier, est revenu. Cet après-midi, dans ces faux plats montants et ventés, lorsque l’allure est au 30x24, je l’entends davantage.


    1- Le journal d’Aragon
    2- La tourmente a fait des ravages en Aragon
    3- Le plus dur a été subi par la Catalogne avec de très graves dégâts
    4- Les averses ont provoqué des dommages à Montserrat où 500 personnes sont restées isolées
    5- Un pont sur la NII s’est écroulé et d’autres routes ont été coupées
    6- La forte bise a abattu des panneaux publicitaires et des arbres. Elle a également privé d’électricité des milliers de personnes
    7- Un ouvrier s’est tué à Broto en chutant d’un toit
    8- A Zaragosse les pompiers dégagent un platane de dix mètres qui s’est abattu sur la chaussée
    9- Notre Dame du Pueyo
    10- auberge Vierge du Pueyo
    11- mairie
    12- appeler le curé
    13- route de Goya

     

    J’ai fini par comprendre ce qui se passe, et la pédale droite n’y est pour rien !
    Quand j’appuie sur celle-ci, donc lorsque je force sur le petit plateau, celui-ci se voile légèrement et vient toucher, sur l’extérieur, le tube du cadre qui relie les plateaux aux pignons. Il doit y avoir moins de cinq millimètres entre la partie fixe et le petit plateau qui a dû, à chaque serrage du pédalier, se rapprocher. Je vois la trace du frottement sur le tube. Le bruit cesse lorsque je roule avec le plateau de quarante-deux mais celui-là, je n’ai pas beaucoup d’occasions pour l’enrouler cet après-midi. Bon sang, mais c’est bien sûr ; lorsque le vélociste de Puigcerdá avait pulvérisé du lubrifiant au niveau du pédalier, il y en a forcément eu à l’endroit du frottement ; c’est ce qui avait fait disparaître le bruit…

    Et ça continue encore et encore. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent, et cette route qui s’élève sans arrêt et qui me secoue, et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin, et ce plateau à la végétation rare et rase et pas le moindre petit abri…
    Les céréales, ici, se sont adaptées aux conditions climatiques, elles sont courtes sur pattes ; elles n’atteignent, alors qu’elles sont en fin de maturation, qu’une quarantaine de centimètres. Il vaut mieux qu’elles rasent les mottes. Il en est de même pour nous ; nous nous arc-boutons sur nos guidons, la tête rentrée dans les épaules, le plus bas possible. Les mains serrent la potence, les pouces se touchent.

    Mon regard, droit devant, loin, scrute l’horizon, cherche le bout de la route, en espérant entrevoir la fin du calvaire… du jour.

    Je monte souvent la chaîne sur mon avant-dernier pignon ; après mon 30x24, il ne me reste plus grand chose en réserve. Maintenant, j’en ai plein les « Time »1, sur cette route qui n’est même pas une route, elle n’a même pas de voiture !
    Stéphane suit sans mot dire.
    Nous ne sommes pas « cuits aux patates » comme dirait l’ami « Friolet » mais peu s’en manque. Ce n’est pas tant le physique qui est mal en point mais le moral !

    Le paysage change, des vignes nous entourent. Avec un immense soulagement, je vois Cariñena pointer et le bout de notre route. Avant le village, elle croise la N330 qui relie Zaragoza à Teruel. Nous la quittons sans regret.
    Il est trop tôt pour arrêter l’étape ici, à l’heure du goûter, après seulement quatre-vingt-cinq kilomètres.
    Notre direction est maintenant le Sud et les conditions devraient nous être plus favorables, en tout cas pour ce qui est du vent qui, dans ce sens, je l’espère ardemment, va nous avantager, et pour ce qui est du revêtement de la route.
    Nous aurons par contre le puerto de Paniza2, à neuf cent trente-huit mètres, à passer, puis la route devrait redescendre jusqu’à Daroca, à une quarantaine de kilomètres.
    C’est la sierra de Algairén qui est devant nous mais le dénivelé n’est pas important en démarrant de l’endroit où nous nous trouvons. Depuis ce matin, nous sommes passés de cent quarante-trois mètres au départ d’Escatrón, à quatre cent quarante à Belchite ; et Cariñena est à six cents mètres. Nous sommes sur les contreforts des Monts Ibériques.
    Peu après le carrefour, un colossal bar restaurant pour routiers nous tend les bras.


    1- c’est la marque de mes chaussures et ce ne sont pas des bottes !
    2- col de Paniza

    Una cerveza y un bocadillo, nous nous délectons. Après plus de deux heures de crispations, ce moment de détente va nous retaper.

    La route s’élève, c’est une nationale en très bon état, la bande cyclable est large et propre. Le trafic est peu important, en ce dimanche soir. Les camionneurs sont attentionnés : un petit coup de klaxon bien avant de nous dépasser puis, à notre hauteur, ils s’écartent largement de notre couloir.
    Quelques lacets avant le passage du col que nous avons monté relativement confortablement, puis une petite plongée nous emmène vers une deuxième ascension. Le puerto de Paniza est suivi du puerto de Huerva, plus élevé que le premier de six mètres. Sur cette sierra, les sommets dominants avoisinent les mille trois cents mètres. Ce paysage montagneux est plus verdoyant que le plateau précédent, mais sans arbre ; les blés sont verts, les labours nombreux.
    Maintenant, nous avons bien mérité une bonne descente puis une longue ligne droite bien plate, une vraie cette fois !
    C’est volontiers que nous descendons à nouveau, cette fois sur Daroca, tout entourée de murailles et de tours croulantes. Plusieurs clochers pointent au-dessus des toitures rouges. Nous laissons la nationale pour rentrer dans la cité, par la Puerta Alta1.
    Il est dix-huit heures quinze, mon compteur a fait de bons comptes, il totalise cent vingt et un kilomètres ; la carte en affiche autant.
    Je n’ai aucune donnée sur la ville, j’avais vu trop loin pour cette journée. Il faut dire que je partais ce matin de Fuendetodos ou Belchite ; je prévoyais pour ce soir, Molina de Aragón soit une étape de cent trente, cent quarante kilomètres ; Molina est à plus de trois heures de route.
    Mais j’escomptais tout ça, assis dans ma salle de séjour, penché sur une carte, un stylo à la main… J’étais loin d’avoir tous les éléments, surtout ceux qui ont été contre nous ces deux derniers jours…
    Nous descendons la rue principale, la calle Mayor 2, à pied, car les pavés doivent être d’origine, c’est-à-dire du Moyen Âge.
    La ville est pittoresque, ses vieilles pierres sont dorées par le soleil couchant. En bas de la rue, la pensión El Ruejo qui affiche deux étoiles aura bien una habitación doble3 pour nous. Bar au rez-de-chaussée, restaurant et chambres aux deux étages ne font qu’un. Une grande porte cochère donne accès à une vaste cour intérieure où nos vélos passeront la nuit. Nous les rangeons dans le fond et les attachons, par précaution, malgré que la porte soit fermée la nuit.
    Stéphane est le préposé à la carte d’identité, il la laisse à l’hôtelière, nous la récupèrerons tout à l’heure. Nous réglons dès maintenant la chambre, il nous en coûtera trois mille cinq cents pesetas pour les deux ; la salle de bains sera dans le couloir.
    Demain, il n’y aura personne avant neuf heures ; nous, on pense partir plus tôt.
    Je crois que nous ne chercherons pas ailleurs pour dîner ce soir ; pas trop de courage pour aller voir plus loin et puis dans la grande rue que nous avons descendue, tout avait l’air fermé.


    1- Porte Haute
    2- Grand-rue
    3- une chambre double

     

    Le comedor de notre pension fera l’affaire, le prix des chambres est correct, il devrait en être de même pour les repas.
    Lorsque nous allons récupérer nos affaires, un somptueux side-car stationne au beau milieu de la cour. Ses passagers doivent être en train de décharger leurs bagages.
    Il y en a de partout, par terre, tout autour, des sangles défaites déroulées sur deux ou trois mètres, des sacs… Il y a là un gigantesque déballage ; il faut dire que l’embarcation est volumineuse ! C’est un beau side-car rutilant, sa peinture noire et ses chromes sont étincelants ; il a trois places ! Il doit y avoir le père, la mère et l’enfant. A la moto, deux caisses sont accolées de front, une de taille habituelle, l’autre plus réduite, genre poussette. La largeur de l’engin est impressionnante.
    Chaque fois que nos vélos passent la nuit dehors, nous défaisons tout notre barda, comme doivent le faire les derniers arrivés, avec leur moto tripartite.
    Nous voilà, grimpant encore, mais cette fois des escaliers, avec sacoches arrière, sacoche avant pour moi, sacs de couchage, casques, ainsi que bidons car demain, il nous faudra les remplir dans la chambre avant de partir. Entre les deux étages – notre chambre est au second – nous rencontrons nos voyageurs motorisés. Ce sont des Anglais et leur français est comme mon chinois, mais lorsqu’un voyageur rencontre un autre voyageur… ils essayent de causer, de voyage...
    Eux, ont traversé la France, maintenant l’Espagne, destination le Maroc.
    « Ici, accueil not very good », nous dit l’homme, la mimique expressive.
    « En France, plus meilleur dans vos « guites » », qu’il rajoute !
    Avec Stéphane, nous nous regardons ; que peut-il bien vouloir dire ?
    Ce n’est pas une pantomime mais presque.
    « Bien accueil « guite » ». Nous ne comprenons pas ; lui, a compris qu’on bloque sur « guite » ; il insiste, cela dure.
    « Coucher, dormir, « guite » ».
    Qu’est-ce qu’il baragouine, l’Anglais ?
    Je finis par saisir : « Ah ! gîte ! »
    Ils ont dû s’arrêter dans nos gîtes d’étape, il est vrai que l’accueil y est plus convivial, plus familial que dans un hôtel, et ici, en plus, il faut montrer ses papiers !

    Ce soir, pour la première fois, il est tôt ! Je vais pouvoir faire un peu de lessive. Je m’affaire sur deux cuissards et un maillot. Je fais tout comme me l’a expliqué la lavandière des Piellettes sauf peut-être pour la dose de lessive sur laquelle j’ai forcé. Mon petit flacon plastique en a pris un coup ! Dans l’une des deux salles de bains de l’étage, je m’empresse : les cuissards trempent dans le lavabo, et j’ai réquisitionné le bac à douche pour le maillot.
    Et puis, très important : bien rincer la peau de chamois pour ne pas risquer d’irriter les parties charnues du bas de mon dos !
    Maintenant, il me faut résoudre le problème de l’étendage.
    Je m’en constitue un, en tendant la ficelle du store roulant, entre le haut de la fenêtre et la rambarde du balcon. Comme le fil est plus proche de la verticale que de l’horizontale, l’exercice est délicat. Avant d’attacher la ficelle à la grille, j’ai noué trois cintres au niveau de leur crochet, en serrant bien fort, car une première fois, il y a eu glissade.

    Stéphane est allongé sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, les yeux fermés, les écouteurs aux oreilles…, zen.

    Nous avons un peu de temps, chose rare, pour aller faire un petit tour. Du balcon, j’ai vu que le bout de la calle Mayor était proche. La rue descend légèrement jusqu’à la deuxième porte fortifiée de la ville  : la Puerta Baja1, à l’opposé de la première. Deux belles tours l’encadrent, l’écusson qu’elle arbore est celui de Charles Quint, fils de Jeanne la Folle, elle-même fille d’Isabelle la Catholique. C’est la porte ouest, c’est par là que nous partirons demain ; un panneau indique Molina de Aragón à soixante-deux kilomètres par la A211, notre route.
    Je scelle ces pierres sur ma pellicule.
    De retour, d’une cabine, Stéphane donne aussi de ses nouvelles ; Candé est loin, tout là-bas vers Angers et puis comme il a la hantise que des militaires français d’Allemagne se rappellent à son bon souvenir, chez sa mère là-haut… C’est peu probable mais il veut se rassurer.
    Un maillot rouge et blanc et deux cuissards noirs pendouillent sur le deuxième balcon de la pensión-restaurante Ruejo.
    La rue est déserte et froide, nous sommes dimanche soir…

    Le repas au comedor est à mille cent pesetas. Nous sommes seuls dans la salle ; à la télé, un remake espagnol de la série « Urgences », nous fatigue. Je ne sais pas si c’est qu’elle s’en est aperçue mais la dame qui nous a reçus et qui peut nous voir de l’arrière-salle, revient et change de chaîne. Cette fois, nous avons un programme culturel avec une émission sur la Roumanie, pas vraiment plus déridante.
    Cannellonis, lomo de cerdo, patatas fritas sont au menu de ce soir. Il y a trois tranches de porc dans chaque assiette mais trop peu de frites. Comme nous sommes les seuls clients, j’en profite pour demander un supplément. La dame nous en ramène quelques-unes mais elles figureront dans la cuenta, en guise de supplément, à la fin du repas.
    Nous avons bien apprécié le vino tinto2, compris dans le menu ; très noir ce vin, très bon, nous avons séché le pichet.
    Au dessert, je goûte la cuajada3, servie avec du miel.

    Maintenant, nous avons besoin d’un bon lit.
    Ce soir, il fait encore plus froid qu’hier ; j’enfile mes chaussettes. La nuit va être fraîche ; Daroca, malgré qu’elle soit dans un creux, est à sept cent quatre-vingt-dix mètres.
    Demain devrait être encore une dure journée même si j’espère avoir mangé pas mal de mon pain noir ces deux derniers jours ainsi que lors de notre deuxième journée.
    Nous sommes bien avancés dans l’Espagne mais encore dans la partie nord, en Aragon. Notre direction va continuer sud ; nous passerons à l’est de Madrid, puis à nouveau direction ouest, vers Toledo ; ensuite, route plein sud vers l’Andalucía4.


    1- Porte Basse
    2- vin rouge
    3- fromage blanc
    4- Andalousie

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    Je saisis sur ma pellicule l’or brun des terres travaillées qui rejoignent au loin le bleu clair du ciel.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

     

     

     

     

     

     

     

    Une légère pente nous fait descendre à Belchite.

    L'ancienne Belchite est restée telle qu'elle est sortie de la guerre civile.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

     

     

     

     

     

     

     

    Belchite a tenu à conserver ses ruines.

     

     

     

     

    La nouvelle Belchite, très coquette...

     

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    Le bar est vide, comme les trois rues que nous venons de parcourir.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    La route est à nouveau rectiligne, faite de faux plats tantôt montants, tantôt descendants.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    C’est volontiers que nous descendons à nouveau, cette fois sur Daroca...

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La Puerta Baja, deux belles tours l'encadrent ; au centre, l'écusson de Charles Quint.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    Passées les tours, la A211, notre route, demain.

     

    Dimanche, 11 juin 2000. Et cette route qui s’obstine à remonter le vent… et ce vent qui ne s’essouffle pas un brin…

    Du linge pendouille au deuxième balcon, notre lessive... La rue est déserte et froide ; nous sommes dimanche soir...


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  • Il a plu toute la nuit sans interruption, le tonnerre a grondé longtemps. Il est sept heures trente ; inquiet, je tire le rideau ; il pleut…
    Le temps est complètement bouché, de toutes parts. Le feuillage des arbres est très agité, qui plus est.
    J’espérais passer à travers de telles conditions. Le mauvais temps annoncé hier a l’air bien installé.
    Nous convenons d’attendre, de remettre notre départ, plus tard, dans la matinée. Peut-être que la pluie va cesser ! Notre prochaine étape, sur le papier, c’est Belchite, à cent douze kilomètres. Va-t-on être bloqué toute la journée ? Il faudrait pouvoir rouler au moins l’après-midi, quitte à pédaler plus longtemps…
    Dans le comedor 1 où nous prenons un vrai petit déjeuner, je scrute le ciel qui ne se débouche toujours pas ; il est neuf heures quinze. La pluie redouble alors que nous buvons notre premier zumo de naranja 2. Des hommes attablés à côté parlent de pêche, de chasse. Ce sont des Français du sud-ouest, des environs de Pau. Ils sont arrivés hier soir, ils sont là pour un week-end de pêche. La renommée des plans d’eau du río Ebro va au-delà des Pyrénées.
    Les murs de la salle où nous sommes, pas autant que ceux du bar à l’autre bout de la rue, sont décorés de tableaux figeant les exploits de pêcheurs au gros.
    Nous sommes dans l’incertitude la plus complète ; partirons, partirons pas ? La seule certitude, c’est l’eau qui dégringole et le vent qui souffle, que nous ne voulons pas affronter.
    Ici, dans l’hôtel, pour les prévisions, c’est le flou. Les alentours restent toujours bien couverts.
    « ¿Tiene usted sacos de plástico ?»3, dis-je à la patronne, avant de remonter. Elle me donne des sacs poubelle. Il va falloir protéger au maximum nos affaires dans les sacoches.

    Repos forcé dans notre chambre ; tantôt allongé, tantôt planté devant la fenêtre, écartant les rideaux, je lorgne devant, je lorgne au loin. La rue est déserte, no hay ni un alma 4…, la pluie est traversière, les arbres sont secoués. Nous nous sommes donnés jusqu’à onze heures, en espérant d’ici là, la clémence des cieux.
    Pendant que je cherche désespérément un coin de bleu dans le ciel grisâtre, Stéphane, imperturbable, travaille son « Espagnol en quarante leçons ». Il est dix heures trente.

    Onze heures…, on va partir, on ne tergiverse plus !

    Depuis le troisième jour, je badigeonne la peau de chamois de mon cuissard, de crème anti-irritations ; j’en fais de même ce matin, à titre préventif.


    1- salle à manger
    2- jus d’orange
    3- Est-ce que vous avez des sacs plastiques ?
    4- il n’y a pas âme qui vive


    Nous voilà sur le trottoir, les vélos chargés, encore un peu à l’abri. De ma sacoche de guidon, je sors deux sacs plastiques transparents, de ceux qu’on trouve dans les hypermarchés au rayon des salades. C’est un vieux truc à Roger, que j’expérimente ; ça permet de conserver ses pieds au sec quand on roule sous la pluie. Je les enfile par- dessus mes chaussures et les fixe avec des élastiques.
    Je ne mets ni mes gants , ni mes lunettes, je serais plus embarrassé avec. Je serre bien la capuche de mon K-way par-dessus ma casquette, la visière de celle-ci l’empêchera de descendre sur mon front et mes yeux, et le vent ne viendra pas s’engouffrer là.
    Nous enfourchons les vélos ; il est onze heures quinze. Nous sommes bien loin de nous imaginer ce qui nous attend.

    Il suffit de passer le pont, cette fois sur l’Ebro, à la sortie de la ville, pour que notre route devienne apocalyptique, si tant est qu’on ait une idée de ce mot !
    Le pont est pavé et mal pavé, nos vélos ne sont pas à la joie. Au bout du pont, long, virage à droite, vers l’horreur, mais ça, on ne le sait pas encore.
    La première découverte, c’est que tout de suite, à la sortie du virage, ça monte. Le pourcentage est de cinq ou six, et la route est en mauvais état. Celui-ci va aller en se dégradant, pour devenir franchement mauvais. Nous sommes pourtant sur la nationale 211, qui était si correcte hier. Les pierres sont apparentes sur la route, qui devait être au départ un lit de cailloux sur lequel on a coulé un centimètre de goudron !
    Maintenant l’usure de l’asphalte est telle que les pierres semblent pousser, telles des champignons. Mais là, ça va encore, on peut les éviter !
    La pluie n’a pas cessé et le vent souffle de travers. Nous laissons Mequinenza en bas, à soixante-quinze mètres d’altitude…
    La deuxième découverte, ce sont des travaux sur cette route, de temps à autre ; on le comprend, elle en avait besoin. Nous franchissons quelques passages terreux. Au total, seize kilomètres, de mal en pis, pour nous élever jusqu’à une altitude de quatre cents mètres.
    Puis le morceau de choix nous est enfin servi, sur un plateau triangulaire : ZONA DE OBRAS 1 ! La route est en complète refonte. A partir de là, nous allons rouler sur un revêtement non stabilisé, fait de terre et de pierres.
    J’essaye en vain de rechercher un passage potable, il n’y en a pas ! Mes pneus de vingt-cinq ne vont pas apprécier, ceux de Stéphane, plus larges, devraient mieux se comporter. Nous ne sommes pas maîtres de nos engins, un violent vent, tantôt de travers, tantôt de face, nous assène ses rafales. Nous penchons dangereusement pour tenir en équilibre, tellement, qu’il arrive que les pneus chassent. Je prends la précaution de déverrouiller soit la cale gauche, soit la droite, pour pouvoir mettre pied à terre quand je pars en dérapage.

    Après les seize premiers kilomètres, je croyais l’ascension achevée ; maintenant, dans ce nouvel enfer, ça repart en montées et petites descentes. On a l’impression de passer entre de petits canyons ; l’eau s’écoule le long des parois rocailleuses et forme des ruisseaux boueux, des deux côtés de la route.

     
    1- Zone de travaux

     

    Plus avant, en contrebas, des champs labourés inondés ; pas très loin sur notre droite, sur la grande surface plate du plan d’eau, le vent s’en donne à cœur joie, il arrive à arracher les vagues qu’il a engendrées pour les projeter à perpète. Sur ces étendues d’eau, il pleut à l’horizontale… Nous sommes à proximité de l’embalse1 de Mequinenza, aujourd’hui, les pêcheurs palois de l’hôtel vont faire chou blanc.
    Extrêmement rares les voitures, elles nous croisent, traînant une petite embarcation derrière elles. Elles doivent venir de Caspe ou de plus loin et se rendre à Mequinenza. Nous ne les faisons pas le moins du monde ralentir, elles vont plutôt vite dans les caillasses, avec leur chargement. Elles ne serrent pas leur droite ; nous non plus ; nous voulons tous rouler sur ce qu’il y a de meilleur ! De temps à autre, une pierre décolle.
    Et cette route devant nous, qui continue à nous présenter un spectacle horrifiant…
    Nous sommes un samedi matin exécrable sur la terre d’Espagne. Qu’a-t-elle donc fait, juste ici, pour que le ciel s’acharne sur elle aussi férocement ?

    Au passage, je remarque quand même quelques amandiers, malmenés.
    Le sac plastique de ma chaussure droite est déchiqueté ; les dents de mon grand plateau sont là, menaçantes…, prêtes à happer les lambeaux que le vent fouette et qui s’en approchent dangereusement. Je l’arrache complètement pour éviter un carnage ; la pluie semble se calmer.
    J’avance, la plupart du temps avec mon 30x24, j’ai donc peu de réserves côté machine. Stéphane est toujours proche, il roule une petite dizaine de mètres derrière. Pour la première fois, je l’entends crier.
    Les « mierda »2 et les « putain »2 ont beaucoup fusé entre Punta Plana et El Pla, dans ce qu’on appellera la sierra 3 « inattendoue », injures éructées contre des éléments déchaînés qui s’en prennent à deux pauvres cyclos qui n’en peuvent mais !
    Mais que faire en de telles circonstances ?

     

    Et j’avance j’avance j’avance
    Quels que soient les mauvais temps j’avance
    Vers ce qui reste de lumière j’avance
    Tant pis pour les orages j’avance j’avance
    M’attendez pas j’avance j’avance j’avance
    Vers ces regards que j’aimais j’avance
    Vers toutes ces mains qu’ils me tendent j’avance
    Malgré tout c’qui me tue j’avance j’avance

    Et toujours toujours se dire
    Que le ciel n’est pas loin

    Tout oublier des souffrances
    N’y penser presque plus
    Beaucoup à perdre si j’incline
    La tête vers le bas
    C’est droit devant que ça vibre

    Au bout devant moi
    C’est malgré soi qu’on s’obstine
    Qu’on ne renonce pas
    Pour changer la fin du film

     

    1- retenue d’eau
    2- ¡ oh ! (espagnol) ; oh ! (français)
    3- signifie « scie » en espagnol, désigne une chaîne de montagnes ; est aussi un mot français

     

    Le programme de cette fin de matinée peut-il nous réserver d’autres surprises ?
    Pas une habitation dans ce paysage désertique, hostile, si ce n’est un hangar à fourrage, à une centaine de mètres de la route. Deux chiens en sortent, méchamment, et s’élancent vers nous ; il ne manquait plus que ceux-là ! Ils comprennent vite, à la seule vue de nos têtes renfrognées, que ça n’est pas le moment de venir nous agacer et rebroussent chemin.

    Nous arrivons à Caspe à quatorze heures quarante-cinq ; nous avons retrouvé le macadam il y a à peine quelques kilomètres ; j’en relève cinquante-cinq sur mon compteur. Cette distance est erronée ; Mequinenza et Caspe sont distantes de trente-neuf kilomètres seulement. Mon « Sachs Huret »1 a pris l’eau, je n’ai pas pris la précaution de le protéger. Par contre, mes pieds ont été maintenus au sec, surtout le gauche qui est resté bien ensaché.
    Dans la première rue que nous empruntons et qui monte – le village est perché – nous avons enfin le privilège de voir quelques êtres humains. Ce sont des jeunes qui attendent devant un ciné-théâtre. Je leur touche deux mots de cette piste, que dis-je, de cette nationale ; ils compatissent. Ça fait cinq ans qu’ils subissent des réfections de route. Mais quelle drôle de méthode que de laisser en chantier autant de kilomètres d’affilée ! Nous avons dû en faire une douzaine dans cette pierraille. Leur fait-on un prix pour goudronner tout en même temps ?
    La pluie a complètement cessé mais le vent ne faiblit pas.

    En haut de la rue, une toute petite place ; avec un indicible plaisir, nous passons la porte du bar ; enfin à l’abri ! Dans ce bistrot, le proprio a isolé un coin restaurant avec des paravents. De derrière sa banque, il nous demande où on veut s’installer. Vu nos têtes hirsutes et nos tenues pas très ville, nous préférons rester isolés à proximité du bar, il n’y a personne de ce côté-là, alors que là-bas, des familiers sont attablés.
    Je pose la question traditionnelle pour nos deux vélos qui sont dans la rue, hors de notre vue. La réponse ne varie pas : « ¡ Aquí no pasa nada ! ».
    Deux Toulouse-Lautrec et un Monet ornent les murs de notre petite salle. Nous devons être les tout derniers clients, aussi, nous sommes servis promptement. Nous prenons le plat du jour, histoire de manger chaud et de nous réchauffer un peu.
    Un Noir est entré dans le bar, il y a une dizaine de minutes, il est assis au comptoir. Le patron, que je n’ai pas trouvé très sympa au premier abord, voire même plutôt sec – on avait l’impression d’embêter -  grogne lorsque son client demande à se restaurer. « La comida, hay que hacerla, no se hace así … »2 ; il doit en avoir assez avec sa première fournée, et de nous qui sommes arrivés du diable Vauvert…

    Le vent froid qui nous a harcelés ce matin, s’engouffre par la porte chaque fois que quelqu’un l’ouvre, comme pour nous signifier qu’il n’en a pas fini avec nous…

     

    1- C’est la marque de mon compteur
    2- Le repas, il faut le préparer, ça ne se fait pas comme ça


    Le retardataire, accoudé au comptoir, a maintenant de quoi se rassasier.

    Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous quittons notre refuge ; bien que la pause ait été courte, il est déjà seize heures.
    La pluie a cessé mais le ciel est toujours gris. Le fond de l’air est frais ; je m’en rends compte maintenant, au sortir du restaurant, alors que ce matin dans notre lutte contre le vent, les pierres et les ascensions, nous étions échauffés. Etant données l’heure et la distance parcourue ce matin, nous ne ferons pas l’étape prévue qui devait nous conduire plus avant, à quelques soixante-dix kilomètres dans le plus mauvais des cas ou quatre-vingt-dix en étant optimistes. J’avais sous-estimé le pire.
    Je remets mon K-way et serre bien la capuche.
    Stéphane cherche désespérément un estanco1 pour se procurer une carte téléphonique, avant de nous replonger dans la campagne. Le seul du village n’ouvre qu’à dix-sept heures ! Il ferme par contre à vingt heures.
    A peine redescendus, une côte nous attend puis nous nous retrouvons sur un plateau légèrement vallonné. Nous sommes sur la A221, pour le moment sur un secteur qui vient d’être refait, c’est déjà ça, direction Escatrón. Vingt-huit kilomètres, direction ouest, pour y arriver et pas le moindre village sur cette route. Entre les bosses, les longs faux plats montants, interminables, sont balayés par un vent effroyable qui lui, vient de l’ouest ; il n’a pas fléchi depuis ce matin. Nous l’avons donc en pleine face, ses rafales nous plantent sur la route. Cette tempête, conjointement à la légère inclinaison, me contraignent à pédaler avec mon 30x24 ; je ne remonte que très rarement sur le moyen plateau.
    Le paysage est désertique, pas une habitation, pas une âme qui vive. Des lignes à haute tension longent la route, principalement sur notre gauche. La végétation, fantomatique, ploie ; nous, nous sommes couchés sur nos guidons, et pas le moindre recoin pour s’abriter quelques minutes, pour souffler, si je puis dire…
    Au croisement de la route ou plutôt du chemin qui va sur Chiprana, enfin un refuge, genre arrêt de bus : nous nous y engouffrons avec nos vélos. Une nuée d’hirondelles en sort en piaillant, je pense que toutes celles des environs sont venues nicher là. Dans cette région désertique, ça doit être le seul abri à des kilomètres à la ronde. Malgré le panneau « Prohibido el paso - Finca particular »2, nous séjournons une dizaine de minutes entre ces trois murs ; nous apprécions cet abri, de la même façon que les volatiles locataires que nous avons fait fuir.
    Je prends quelques photos du désert qui nous entoure, des quelques feuillages malmenés, je voudrais fixer ce vent sur ma pellicule, ce vent dont je pense qu’il souffle plus fort que notre mistral.
    Les derniers kilomètres de la journée sont terriblement longs…
    Avant Escatrón, la route est à nouveau en reconstruction, sur quelques centaines de mètres seulement cette fois. Je me surprends à pousser des hurlements, Stéphane en fait autant. Serait-ce un début de divagation ?
    Nous arrivons, il est dix-neuf heures, nous n’irons pas plus loin.
    Nous avons parcouru les vingt-huit kilomètres de cet après-midi en trois heures !
    Bien que sur une route correcte, mais beaucoup plus exposés au vent sur ce plateau, notre moyenne a été plus faible que celle de ce matin où nous avons fait trente-neuf kilomètres en trois heures trente.

    1- bureau de tabac
    2- Passage interdit – Propriété privée


    Mon compteur, lui, c’est sûr, délire complètement ; à la pause, le kilométrage était erroné, ce soir l’erreur est encore plus importante. En réalité, nous avons parcouru, d’après la carte, soixante-sept kilomètres pour environ six heures trente de selle, soit, le calcul est simple, une moyenne de dix kilomètres à l’heure.

    La dame de l’hôtel Rodés, à qui j’avais demandé ce matin si elle connaissait une possibilité d’hébergement à Escatrón, pour le cas où ce serait notre ville étape, m’avait indiqué, en consultant la guía 1, la pensión El Portellar.
    En continuant vers le centre du village, dans une étroite ruelle, nous trouvons cette pensión. Tous les volets sont fermés ; je sonne, en vain. Je questionne un couple qui s’apprête à partir, un peu plus bas dans la rue ; le monsieur m’indique qu’elle est fermée, que les propriétaires sont partis en vacances, mais qu’en sortant du village, côté sud, près de la station service, il y en a une autre : Los Arcos.
    Escatrón est un vieux village de campagne ; ses habitations, du centre ou à l’extérieur, ne montrent pas de signes de richesse ; il compte mille quatre cents habitants. Des cigognes ont élu domicile sur le clocher.
    Il y a une grande terrasse couverte devant Los Arcos, celui-ci n’affiche que bar restaurant, je ne vois pas où on pourra coucher ici ! Ses abords, non achevés, déserts, ne me rassurent pas ; pendant que Stéphane reste à proximité des vélos, je rentre me renseigner.
    L’accueil y est des plus froids. Une matrone, le sourire à l’envers – je l’emmerde manifestement – me dit qu’elle est seule et qu’elle va voir ce qu’elle peut faire, mais ne bronche pas. Je fais rentrer Stéphane, nous allons commander dos cervezas, pour mettre en confiance la mégère. Notre entrée dans ce bar a dû surprendre, voire inquiéter ; peut-être nos mines fatiguées ? Ferions-nous clodos ?
    En tous cas, nous avons l’air de deux chiens dans un jeu de quilles en nous installant, un peu à l’écart des gens attablés. Nous sommes détaillés des pieds à la tête, nous avons pris la précaution, bien sûr, avant d’entrer, de nous découvrir le chef. Nous ne sommes pas des sauvages tout de même ! Mais l’inconnu effraie…
    Une consolation toutefois, en rentrant, un pépé nous a salué et s’est montré curieux. J’ai essayé de converser : d’où nous venons, où nous allons, du parcours, du vent… De celui-ci, il me dit qu’il vient des Monts Cantabriques, que demain, il devrait se calmer. Selon lui, le temps va s’arranger. Il me parle d’une bonne côte par contre, qu’il nous faudra passer, pour aller à Belchite.
    Nous sirotons notre bière, toujours couverts, Stéphane a conservé son sweat, moi mon K-way. La salle n’est pas chauffée ; pensez, un dix juin !
    Aujourd’hui, je n’ai bu, depuis le petit déjeuner, que la bière du repas de midi et trois gorgées d’eau qui restaient dans le fond d’un bidon, l’autre était vide. Je n’ai pas pensé à faire le plein, sans doute la pluie et la fraîcheur m’ont empêché de penser à la soif, mais ces trois gorgées ont suffi à l’apaiser.
    Il est vingt heures trente ; ça va faire une heure que nous sommes attablés dans le bar de cet établissement, dans l’attente de savoir où nous allons coucher. Je m’approche du comptoir pour prendre des nouvelles ; j’ai attendu que la matrone ait regagné sa cuisine. Je préfère m’adresser à l’homme qui doit être le mari ; il me dit que nous aurons bien une chambre et qu’on va nous servir la comida.


    1- l’annuaire téléphonique

     

    Mais où se trouve-t-elle, cette piaule ?

    Un jeune est entré dans le bar, je le salue et lui demande si ça souffle toujours dehors. Il me dit qu’un vent comme aujourd’hui, un vent du nord-ouest froid, c’est exceptionnel ; que d’habitude, il fait chaud ici en cette période et que les températures sont de l’ordre de trente-cinq degrés.

    Ces proprios n’ont décidément pas l’air sympathiques. Il est vingt heures quarante-cinq et nous attendons devant nos verres de bière vides.
    Finalement, la comida arrive, nous sommes les premiers servis.
    Une bande de jeunes, pendant que nous mangeons, devient de plus en plus bruyante, ils carburent au rouge limonade. Il y en a un qui commence à être singulièrement excité, son rire est indéfinissable, je dirai démentiel. Ça doit être l’équipe de dégénérés du village ou bien c’est le début de la fièvre du samedi soir à Escatrón. Les plus âgés, des tables d’à côté, lorsque ça va trop loin, les rappellent à un peu plus de calme.
    Nous allons enfin avoir notre chambre ! Le patron remet des clés à un gamin, son fils probablement, et nous demande de le suivre. Le petit a un vélo ; à trois ou quatre cents mètres de l’autre côté de la grand route, il y a des petites maisons. Le vent s’est quelque peu calmé.
    Nous avons beaucoup plus qu’une chambre à notre disposition. Je comprends pourquoi on a attendu au bar Los Arcos, l’habitation qu’on nous loue est en fait un appartement comprenant trois chambres, une salle de séjour, une salle de bains avec toilettes. Nous inspectons à nouveau ; non, il n’y a pas de cuisine !
    Est-ce que ça ne serait pas carrément l’appartement des proprios du bar restaurant ? Pas besoin de cuisine, s’ils font la bouffe midi et soir dans leur restau !
    Il y a ici télévisions, chaînes hi-fi, postes radio, tout est meublé ; mais bon, on s’en fout ! Dans la plus grande des chambres, impeccablement étalée sur le lit, une des robes de madame est prête ; demain, c’est dimanche…
    Le gamin nous a montré notre chambre, une petite pièce avec deux lits, et plein d’étagères copieusement garnies. Il est dix heures trente, on ne va pas tarder à y aller dans ces lits. Grosse déception dans la salle de bains, l’eau est complètement froide ! Pour moi, ce ne sera qu’une demi-douche, d’autant que l’appartement n’est pas très chaud non plus.

    Ce soir, j’ai retiré la pile de mon compteur, pour la nettoyer et la sécher ; demain, je repars à zéro, j’ai tout effacé. Il y a aussi une place dans notre maisonnette, dans le hall, pour nos bicyclettes. J’ai remarqué que mes sacoches n’ont pas trop souffert ce matin, elles ne sont pas maculées de boue et leur contenu pas du tout humide. Le garde-boue est un élément indispensable du vélo du cyclotouriste.

    Un réconfort en cette triste soirée : lorsque j’ai donné de nos nouvelles tout à l’heure, Michèle m’en a transmis de José qui l’a appelée. Ce soir, il est à Aigues-Mortes. Ça doit être sa deuxième étape du retour, j’espère que demain, pour rentrer sur Saint Victoret, la tramontane sera de la partie, pour cette fois, le porter.

    Je réalise, tous les jours un peu plus, que ce périple, prévu sur quatorze jours, était peut-être présomptueux pour nous. Etant données les conditions que nous avons connues et que nous connaissons, la décision de José a été prudente et sage.
    J’ai souhaité me trouver dans des conditions un peu extrêmes ; aujourd’hui, nous avons eu des conditions très extrêmes.

    Il ne nous reste plus, pour ce soir, qu’à bien dormir sous nos couvertures, même si le vent, là derrière la porte, n’en a pas encore fini de nous flairer...

    Ça ira mieux demain
    Ça ira mieux demain…

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

    Près de l'hostal Rodés, les voitures des pêcheurs venus de loin !

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

     

     

     

     

     

     

     

    Nous sommes un samedi matin exécrable sur la terre d’Espagne.

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

     

     

     

     

     

     

     

    Nous sommes pourtant sur la Nationale 211...

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

    Nous retrouvons le macadam à Caspe.

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

     

     

     

     

     

     

     

    Je voudrais fixer ce vent sur ma pellicule...

     

     

     

     

     

     

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

     

     

     

     

     

     

     

    Ça doit être le seul abri à des kilomètres à la ronde.

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

    Les derniers kilomètres de la journée sont terriblement longs…

     

    Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?Samedi, 10 juin 2000. Mais que faire en de telles circonstances ?

     

     

     

     

     

     

     

     

    Escatrón est un vieux village de campagne, mais nous trouverons de quoi passer la nuit.

     

     

     

     

     

     

     


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